De la Tunisie de Ben Ali au Maroc monarchique, en passant par l’Algérie de Bouteflika, les foules contestataires des pays du Maghreb reprennent en cœur des chants amers, composés par des supporters de football, pour exprimer leurs aspirations, leur envie de changement et de dignité, et leur ras le bol vis-à-vis des élites.
De la Tunisie de Ben Ali au Ma- roc monarchique, en passant par l’Algérie de Bouteflika, les foules contestataires des pays du Maghreb reprennent en cœur des chants amers, composés par des supporters de football, pour ex- primer leurs aspirations, leur envie de changement et de dignité, et leur ras le bol vis-à-vis des élites.
Est-il, en Occident, de rengaine plus commune que celle selon la- quelle les supporters, de football particulièrement, sont des êtres avinés, dénués du moindre esprit critique, juste bons à hurler des insultes et incapables d’intelligence ou de réflexion ? Pourtant, ce cliché est très loin de valoir dans le monde entier. En effet, au Maghreb par exemple, dans une région où l’expression politique n’est pas libre, où les dirigeants accèdent et se maintiennent au pouvoir à l’aide de méthodes violentes et autoritaires, les tribunes des stades de football deviennent des tribunes pour les idées des supporters. Ceux-ci, majoritairement issus des couches les plus pauvres de la société, chantent aussi bien pour soutenir leur équipe que pour exprimer leurs idées, et leurs chants sont très politiques.
Si pendant la « Révolution du Jasmin » de 2011, les manifestants tunisiens protestent contre le régime policier de Ben Ali à grand renfort d’hymnes révolutionnaires, pour une grande partie créée par des supporters, ce n’est pas ce sur quoi nous nous concentrerons ici, et pour cause : la place centrale des matchs de foot dans la société tunisienne de l’époque et le rôle qu’ils ont joué dans la révolution ont déjà été régulièrement analysés. De plus, aucun de ces hymnes tunisiens n’a atteint le statut de « La Casa del Mouradia » dans la culture populaire.
Cette chanson, composée fin 2018 par un groupe d’ultras de l’USM Alger, Oulad Al Bahja (« les enfants de la Joyeuse », l’un des nombreux surnoms de la capitale), est très rapidement devenu l’emblème du mouvement de contesta- tion populaire désigné par les manifestants sous le nom de « mouvement du 22 Février », date à partir de laquelle les manifestations prennent réelle- ment de l’ampleur dans le pays.
Pour rappel, ce mouvement débute avec l’annonce officielle de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel (il était au pouvoir depuis 1999). Il se prolonge jusqu’à ce jour, la contestation étant devenue plus globale : c’est le système tout entier qu’il faut changer, pour les manifestants Depuis le 22 février donc, on peut voir circuler sur internet des centaines de vidéos dans lesquelles des milliers de citoyennes et de citoyens reprennent en cœur ces couplets remplis d’amertume, qui évoquent le désespoir de la jeunesse algérienne, et moquent le président, impotent et corrompu. Le titre de la chanson fait explicitement référence à la série à succès espagnole « La Casa de Papel », diffusée sur Netflix, dans laquelle un groupe de bandits organise le braquage de la fa- brique nationale de monnaie. Ici, « Al Mouradia », nom du quartier d’Alger où se situe le palais présidentiel, vient remplacer « De Papel ». Le parallèle est clair : l’élite au pouvoir est comparable à des braqueurs de banque. Nous proposons ci-dessous une traduction du refrain et du premier couplet :
"Voici les heures de l’aube, et je n’ai pas dormi Je ne fume du haschisch que par petites quantités,
Qui en est la cause ? Qui devons nous blâmer ?
Cette vie là, on en a assez
Au premier mandat, on s’est dit voici le salaire monstrueux de la décennie noire Au second, l’histoire fut écrite : la Casa del Mouradia Au troisième, le pays s’est amaigri, la faute aux intérêts personnels
Au quatrième, la poupée est morte, mais la cause n’a pas cessé ."
Ce chant au rythme facile à retenir est devenu synonyme de ce que certains n’hésitent pas à qualifier de révolution. Il moque le président Bouteflika, le qualifiant de ‘’poupée’’, manipulée par son entourage, allant jusqu’à reprendre une théorie conspirationniste répandue selon laquelle il serait en fait mort depuis des années. Au Maroc voisin, alors que les écarts de niveaux de vie sont de plus en plus creusés, une dynamique comparable semble émerger. En effet, au début du mois d’octobre à l’occasion d’un match de foot, un groupe de supporters tangerois du nom d’Al Ittihad (« l’Union ») est filmé reprenant une chanson de sa composition, au titre évocateur : Hadi bilad al hogra, que l’on pourrait traduire approximativement par « c’est un pays d’humiliation » (le terme « hogra » étant difficile- ment traduisible en français).
A l’instar des paroles de « La Casa del Mouradia », ici les paroles évoquent la corruption des dirigeants, l’humiliation du peuple et des classes les plus défavorisées, ainsi que la tentation de l’exil vers l’Europe (Tanger étant particulièrement touchée par l’exode des jeunes générations). Nous proposons à nouveau une traduction d’un passage de la chanson :
"Un sac sur mon dos, et l’Occident dans mes yeux, Por favor, ô mer, fais moi traverser, et fais le bien Ici, ma jeunesse est gâchée, mon Seigneur est le seul qui mécomprend, Ô mon amour, pardonne moi, la bague [de fiançailles], tu n’as plus qu’à la vendre Basta, je ne veux plus que tu pleures pour moi (...) C’est un pays d’humiliation, nos larmes y ont coulé La vie y est amère, ils n’ont pas menti ceux qui disaient Qu’ils nous ont tués avec des promesses, dont nous n’avons jamais rien vu (...) A Mawazine, Shakira a gagné un milliard ! Nous, nos demandes sont modestes, mais ils nous brûlent avec des prix qui n’arrêtent jamais de grimper Par Dieu, c’est une grande mafia, ils sont tous corrompus !Dans les quartiers populaires, les pauvres forment des files Seule une chandelle m’éclaire, l’eau ne vient que des robinets publics
Mais ceux là se moquent de nous, et avec mon argent ils s’achètent des villas."
Une autre chanson fait concurrence à celle-ci : Fi bladi dalmouni (« Dans mon pays, ils m’ont traité injustement »), et des dizaines de jeunes youtubers marocains, algériens, mais aussi du reste du monde arabe, comme du Liban ou du Qatar, comparent les deux musiques, et n’hésitent pas à apporter leur sou- tien fraternel aux contestataires.
Au pied du mur, la jeunesse, désœuvrée et désespérée, se dresse. Elle entraîne à sa suite le reste de la société, au rythme de chants en dialectes populaires, éloignés de l’arabe classique, jugé trop élitiste. Dans les paroles, le français et l’espagnol se mêlent aux mots issus des parlers amazigh, témoignage de l’histoire millénaire de la région, et des multiples influences qui s’y croisent. Ainsi, où la musique, le sport et la politique se rejoignent, l’espoir de jours meilleurs se dessine. L’espoir de sociétés plus démocratiques, plus justes, plus morales et plus égalitaires. L’espoir d’un monde à réinventer.
Et les poètes de cet espoir sont des supporters.
Par Clément Teffri-Chambelland
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