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Photo du rédacteurAlbert Controverses

Coup de gueule : une France ensauvagée ?- Arthur Bauchet et Clément Robert

Dernière mise à jour : 10 nov. 2020

Il paraît peut-être incongru de s’attaquer à “l’ensauvagement” présumé de la France à la suite du récent attentat contre l'enseignant Samuel Paty ayant eu lieu le 16 octobre dernier. Mais nous pensons au contraire qu’il est important de rappeler que cet acte ignoble n’est en rien lié à un phénomène sociétal majeur qui toucherait la France.


Il est important de rappeler que la France ne va ni sombrer dans une guerre civile, ni dans une guerre raciale, ni dans une guerre religieuse. Il est important de rappeler que les décapitations ne sont heureusement plus monnaie courante sur les territoires de la République française. Le but des terroristes est de terroriser. Simple. Le but des terroristes est de diviser la nation française. Basique. Alors, ne les laissons pas gagner avec des mots à l’emporte-pièce comme “ensauvagement” ou le tout aussi dangereux “islamo-gauchisme”. Nous valons mieux que cela, les martyres de la République, morts pour la France et ses valeurs, méritent mieux comme hommage. 


Nous sommes convaincus que cet attentat n’est en rien la preuve ultime de l’ensauvagement de la France. Nous le prenons comme il est : un cas isolé d'extrémisme. Cependant, nous ne nions pas qu’il souligne certains problèmes sociétaux et qu’il interroge les manquements de l’Etat français dans certains domaines. Mais nous ne traitons pas de cela dans cet article. 

Ce coup de gueule a pour cible “l’ensauvagement”, ou du moins ceux qui revendiquent un prétendu “ensauvagement”. 


Tout d’abord, revenons-en au mot. C’est quoi au juste l'ensauvagement” ? 


Le terme de “sauvage” tout comme la notion de “barbare” s’oppose à la civilisation. Ce mot vient de Grèce antique et désigne “celui qui habite la forêt”. Le “sauvage” est à la frontière entre l’homme civilisé et l’homme animal, c’est en quelque sorte un mélange des deux. Il est intéressant de noter que le terme “orang-outan” signifie “homme de la forêt”. Jusqu’au XVIIe siècle, en effet, certains singes étaient considérés comme des “hommes sauvages”. Claude Lévi-Strauss, anthropologue reconnu, a de son côté relevé la tendance humaine à “répudier purement et simplement les formes culturelles qui sont les plus éloignées, les plus étrangères des nôtres”. Cette pratique se nomme l’ethnocentrisme et elle a fait florès tout au long de la colonisation. Mais il faut croire qu’elle revient à la mode !


 Le mot “sauvage” renvoie donc à l’animalité, à la différence. Il oppose la culture et la nature. La nature, de fait, n’est pas civilisée. Elle est sale, bruyante et … sauvage. Pourtant, il n’existe aucun peuple sur terre qui vive à “l’état sauvage” ou à “l’état naturel”. Le fait même de se regrouper au sein d’une communauté représente une marque de civilisation. Le “sauvage” est donc un mythe… ! Cela n’existe pas et cela n’a jamais existé.

 

Selon Denis Bertrand, professeur de sémiotique, l’emploi du mot “sauvage” :  “a dépassé la notion d’animalité pour toucher l’histoire de l’esclavage. Le sauvage [...] est l’opposition du colonisateur, du civilisé”. Les “sauvages” justifient donc la domination d’une race sur une autre, les “sauvages” justifient ainsi la colonisation et l’esclavage. Les colons ne disaient-ils pas qu’ils apportaient la culture et le progrès aux « sauvages » quand ils partaient exploiter des terres de pays qui ne leur appartenaient en rien tout en apportant un lot de maladies mortelles pour les populations locales n’y ayant jamais été confrontées ? Qui sont les vrais “sauvages” finalement ?

Le terme “sauvage” a ensuite dérivé de son sens initial, en étant employé de façon caricaturale.

Les “sauvages” sont devenus des personnes qui ne respectent pas les codes et les coutumes d’un pays. Nous sommes tous le “sauvage” de quelqu’un en soi. Ce terme a finalement été allègrement utilisé par l’extrême droite française afin de qualifier l’immigration. “Sauvage” est devenu un adjectif qualificatif très à la mode au Front National. En 1973, le Front National organise un meeting à Paris avec pour thème “Halte à l’immigration sauvage”. L’immigration fut donc associée, sans aucun détour, au terme de “sauvage”. Gratuitement. Le FN a monopolisé l'emploi de ce terme durant les années 1980 et 1990. Le terme de “sauvage” se rajoutant ainsi à la longue liste des mots racistes, controversés et discriminants utilisés par ce parti. Puis, en 1999, c’est le Ministre de l’Intérieur - ce sont toujours eux qui dérapent …  - Jean-Pierre Chevènement, qui parle des “sauvageons” pour qualifier des délinquant mineurs multirécidivistes. Le rapprochement avec le terme “sauvage” fait polémique - surtout de la part d’un Ministre de “gauche”. Mais ce n’est que la conséquence inévitable de l’évolution des mots et du vocabulaire politique. A force d’insuffler des messages de haine à longueur de temps, le FN a réussi à imposer son champ lexical. 


Le terme “ensauvagement” fait, lui, référence, plus spécifiquement, au fait de devenir un sauvage, de s’ensauvager ou de rendre sauvage. Il apparaît dans les années 2000. Plusieurs ouvrages parlent de ce “phénomène sociétal” comme “La France Orange mécanique” de Obertone. “L’ensauvagement” qualifierait l’augmentation de la violence et de la délinquance en France. La population - ou une certaine partie de la population - deviendrait de plus en plus “sauvage”. Cette constatation nous effraie. Nous, nous n’avons pas l’impression que la population française retourne à l’état de nature - si tant est qu’il existe. La France serait-elle donc devenue un pays de “sauvages” sans que nous nous en rendions compte ?  


C’est le thème de prédilection du FN et de l’extrême droite française, en tout cas. Et, depuis les années 2000 - ou plus particulièrement depuis 2001 - il se font voler la vedette par la droite ! Cupide de pouvoir, la droite française a compris, peut-être avant tout le monde, que l’extrême droite allait prendre une place importante dans la vie politique française. Mais, au lieu de la combattre ardemment, comme ce fut le cas après la Seconde Guerre mondiale, elle a préféré jouer sur le même terrain. La droite française a, il est vrai, cédé à la tentation de rallier l’électorat de l’extrême droite à sa cause. La droite française a fait le choix de tomber dans les dérives identitaires et réactionnaires. Utilisant le même langage, abordant les mêmes sujets (sécurité, immigration et combo gagnant avec l’insécurité conséquence de l’immigration) et stigmatisant les mêmes catégories de personnes (qui sont toujours les plus défavorisées et les plus pauvres). La droite a été gangrenée par la rhétorique et la sémantique de l’extrême droite. En fait, la droite s’est auto-gangrenée, au fil des campagnes électorales, mais sans se rendre compte que cette stratégie dangereuse ne marchait pas … Puisque, entre une extrême droite assumée et une droite extrême hésitante, entre une eau bouillante et une eau tiède, entre l’originale et la copie : l’électeur préférera toujours l’originale, l’électeur préférera toujours le FN.


La droite risque donc plus de perdre des électeurs en les faisant aller encore plus à droite que d’en gagner ! La droite hésite même à s’allier à l’extrême droite. Comme en 1998 lors des élections régionales, poussant Franck Pavloff à écrire “Matin brun” (qui eut un énorme succès en 2002). L’extrême droite - le FN en tête de proue - s’est banalisée et en se banalisant, a banalisé son vocabulaire et ses idées. La droite, en manque d’idées, a simplement pioché. Cette “radicalisation” du discours de droite était censée attirer l’électorat du FN. La droite française a simplement voulu surfer sur l’ère du temps. Sans se rendre compte que cette vague était en fait un tsunami très dangereux … 


Il est d’ailleurs assez ironique de voir que les ténors de la droite française se sont succédés sur les plateaux de télévision et de radio ces derniers jours pour dénoncer la complaisance des hommes politiques de gauche à l’égard de l’islamisme quand on connaît la “complaisance” - et le mot est faible - que ces mêmes ténors ont eu à l’égard du fascisme. 


Vous l’avez vu, le mot “ensauvagement” a fait du chemin avant de finir dans la bouche de Gérald Darmanin, premier flic de France, pâle copie de Nicolas Sarkozy et Ministre de l’Intérieur. Car si les dérapages de Nicolas Sarkozy étaient quelque peu maîtrisés - les racailles et le “karcher”, “casse-toi pauvre con” … - ceux de son double pathétique Darmanin sont des ratés complets ! Il ferait presque passer son mentor et Brice Hortefeu pour des personnes soft. C’est dire.  


Darmanin se sert donc de la vieille rengaine de l’extrême droite pour faire polémique, sans se rendre compte que, en donnant du grain à moudre à l’extrême droite, ça la renforce. Certains le soupçonne de faire exprès, de faire diversion. En effet, pendant que les “chroniqueurs” débattent sur l'ensauvagement et le sentiment d’insécurité, plus personne ne parle de la crise sanitaire, de la gestion de la crise sanitaire et du retour de la crise sanitaire. Bien joué Gérald ! 

Mais comme le souligne très justement Mariette Darrigrand, sémiologue à Franceinfo : 

“Ce qui est intéressant lorsqu'on passe de 'sauvageons' à 'racailles' puis à 'ensauvagement', c'est cette surenchère des mots sur vingt ans. C'est une intensification du langage pour faire écran et pour éviter de parler des sujets, très complexes, de criminalité en France. A quoi ressemblera la prochaine surenchère ? A l'horizon, il y a l'animalité et la notion de "sous-homme". 

Revenons maintenant sur les faits. Pourquoi reparle-t-on, d’un coup, de “l’ensauvagement” ?

« Il faut stopper l’ensauvagement d’une partie de la société ». Tels furent les mots de Gérald Darmanin, Ministre de l’intérieur, le 24 Juillet dernier en réaction aux actes d’incivilités et de violences perpétrés tout au long de l’été. Le terme « d’ensauvagement » - qui résonne gravement dans la bouche d’un membre du gouvernement - est ainsi repris directement par un Ministre de la République française. 

Ce mot semble aujourd’hui repousser un peu plus les limites de la violence verbale en droit d’être infligée à des membres de la nation. Avant même de regarder en détail s’il existe effectivement une hausse significative du nombre d’incivilités, de violences et d’un changement des modes d’action, il convient de se demander quels faits et ressentis sont à l’origine d’une telle qualification. 


Alors oui, des incivilités, des faits divers violents et des actes cruels il y en a eu cet été. Un groupe de Tchétchènes lourdement armés à Dijon, un chauffeur de bus tabassé à Bayonne, une infirmière renversée à Lyon ou encore un policier tué lors d’une opération au Mans. Tels sont les faits, sordides et tragiques, qui ont peuplé notre été médiatique. Ils sont effectivement le symptôme d’un manque d’intégration de certaines populations à la nation, d’un manque de respect de l’uniforme ou simplement parfois d’une forme de cruauté voire de folie. Pourtant si ces faits sont marquants, ils n’ont rien à envier à ceux qui ont marqué les dernières années, les dernières décennies ou même les derniers siècles. La question devient alors légitime : Y a-t-il de plus en plus de crimes et de délits en France ? Y a-t-il une hausse de la criminalité et de la délinquance ? Ces crimes et délits sont-ils de plus en plus morbides et violents ? 


En jetant un œil aux chiffres il est difficile de répondre à la positive. Depuis le milieu des années 1990, le nombre d’homicides en France est passé de 3 pour 100 000 personnes à 1 pour 100 000. On pourrait rétorquer, à raison, que les homicides ne sont pas les seuls faits violents et ne représentent pas fidèlement l’évolution de la délinquance du pays. 


Qu’en est-il alors des autres faits violents ? D’après les chiffres de l’INSEE, seuls les cambriolages sont en réelle hausse entre 2006 et 2018. Tous les autres critères – agressions physiques, menaces, vols avec ou sans violences – restent stables, ou même, sont en baisse. Les violences policières ont elles, en revanche, explosé sous le mandat d’Emmanuel Macron. En 2019, l’IGPN a été chargée de 1460 enquêtes judiciaires (hausse de 23,7% par rapport à 2018) dont 868 pour des cas de violences volontaires. Nous vous laissons consulter les articles traitant de ce sujet dans ce même numéro de Controverses.  Une question légitime se pose alors : Qui serait responsable si une escalade de la violence arrivait un jour ? L’Etat n’aurait-il pas une part de responsabilité dans ce prétendu “ensauvagement” ?


  La seule chose qui a augmenté c’est le “sentiment d’insécurité”. Les Français ne se sentiraient pas en sécurité. Les instituts de sondages et les chaînes de télévision ne cessent de tout mesurer, de tout interroger. Le but n’est pas de diffuser des informations mais de créer des informations. Alors oui, quand on diffuse en boucle sur les chaînes d’infos des images et des vidéos violentes, quand on martèle que la France n’est pas un pays où on est en sécurité et quand on propose tous les soirs des documentaires sur des faits divers et des tueurs en série : on crée un sentiment d’insécurité. 


Ainsi la question n’est plus de savoir si les Français sont en sécurité mais s'ils se sentent en sécurité. Les émotions, les sentiments et les ressentis sont ainsi mis au cœur de la politique. Ils deviennent même des arguments ! Mais nous allons énoncer quelque chose : le “sentiment d’insécurité” c’est le danger de la démocratie. Franklin Delano Roosevelt déclara : “La seule chose dont nous devons avoir peur, c’est la peur elle-même “. Cette phrase prend chez nous toute sa résonance. La peur est dangereuse, c’est pourquoi les politiques veulent s’en servir, c’est une grande force, un grand pouvoir. Les élections présidentielles ne sont plus là pour nous faire rêver et adhérer à un projet, non, les élections présidentielles sont là pour nous faire peur, pour nous faire choisir le camp de la “sécurité”. N’avons-nous pas assez étudié les régimes autoritaires qui utilisent justement la peur ? N’avons-nous pas suffisamment lu d’analyses sur les partis politiques qui utilisent les sentiments plutôt que les idées pour persuader et non plus pour convaincre ? En écoutant le gouvernement actuel, il faut croire que non …

     

Nous connaissions déjà l’incapacité de Éric Zemmour, pseudo journaliste, à lire une dépêche de l’INSEE, lui qui prétendait avoir lu que 12 millions d’étrangers dont 7 millions d’enfants vivaient en France. Mais maintenant nous avons la preuve que cette incapacité est contagieuse et que certains de nos représentants politiques et de nos élites médiatiques ne sont même pas de bonnes commères ! Ils se contentent de mettre en lumière les quelques faits qui appuient leurs idées désuètes, sans dézoomer du haut de leur balcon parisien, là où certains lecteurs de Valeurs actuelles ont - au moins - la légitimité d’être confronté quotidiennement aux incivilités.

L'ensauvagement c’est finalement quand le gouvernement d’un pays se sert de l’argumentaire d’un parti politique peu démocratique d’extrême droite pour attirer l’attention ailleurs que sur ses défaillances à gérer une crise sanitaire. 


L’ensauvagement c’est finalement quand le Ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, en charge de la sécurité intérieure, de l’administration de territoires et des libertés publiques, déclare que : “Refuser l’autorité, c’est le mal de notre société”. S’il y a un “ensauvagement” en France, c’est celui des hommes politiques (de droite), pas du peuple français.


Nous finirons sur une note plus littéraire en citant Claude Lévi-Strauss : “Les barbares sont ceux qui croient à la barbarie”. Cela s’applique évidemment aux “sauvages”. 

                                                                                          Clément Robert et Arthur Bauchet



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