L’argent est aujourd’hui une entité fondamentale de nos socié- tés contemporaines, notamment depuis l’avènement du capita- lisme. C’est un moyen de change qui prend différentes formes (billets, pièces, chèques, etc.). De nos jours, le développement du numérique a entraîné sa dématérialisation, multipliant de façon exponentielle les échanges sur des distances de plus en plus importantes. Mais, l’argent n’est pas une entité nouvelle : il est apparu avec les premières communautés et les premières sociétés.
Pourtant, il ne faut pas confondre monnaie et argent : selon De Blic et J. Lazarus, la monnaie constitue le support de l’échange tandis que l’argent se définit comme une institution sociale, politique et morale.
La généralisation de son utilisation s’est réalisée par l’amplification des relations commerciales. Adam Smith, dans La richesse des Nations, souligne la contribution de l’argent au progrès du commerce et de l’industrie. L’apparition de la monnaie vient régler le problème du troc -caractéristique des sociétés dites primaires- et poser une concordance de valeur entre les produits. La multiplication des échanges va apparaître, selon Smith, comme la “raison irrésistible” de l’origine de la monnaie.
Pourtant, l’argent ne peut pas être considéré comme un simple instrument d’échanges. ombreux économistes s’évertuent à le concevoir selon une approche fonctionnaliste, dénaturant la monnaie et son rôle. Mais, pour les sociologues, la monnaie est porteuse de symboles et ses usages sont incompréhensibles sans appréhension de la culture communautaire ou des relations sociales. L’approche économique aurait handicapé l’approche sociologique, occultant certaines fonctions monétaires primordiales : l’argent permet de tisser des liens entre personnes d’une même société et créerait une véritable cohésion. Pour Aristote, l’argent a été inventé “à cause de la nécessité de l’échange”, si propre à l’humain. A cet égard, Marcel Mauss explique : « Toujours chargé de “valeurs”, toujours ancré dans une communauté, toujours dépendant de l’existence d’un pouvoir souverain, l’argent déborde largement les fonctions économiques qui lui sont attribuées. Parce qu’il est sans cesse investi par des affects, des croyances, des conflits, des normes morales, l’argent est “essentiellement un fait social” »
Ainsi, la monnaie n’est pas seulement un “voile” sur l’économie réelle, comme l’a montré John Stuart Mill. Elle est aussi une valeur partagée entre individus d’une même société, bénéficiant d’un consensus social. La monnaie ne peut être réduite à un simple moyen d’échange. Selon Ingham, l’argent est au centre de la vie sociale. La suppression de son usage est donc questionnée : Qu’adviendrait-il de nos sociétés sans l’argent ? Comment s’effectueraient nos échanges, si nécessaires dans toutes communautés humaines ?
L’argent représente l’un des piliers du capitalisme. Il simplifie notre rapport avec le monde. Son abolition entraînerait la restructuration de l’ensemble de nos stratifications sociales et l’avènement d’une nouvelle société, dont la viabilité tend à être interrogée.
Parallèlement, l’argent est une source primordiale de motivation ; le salaire est en quelque sorte la carotte du travail. Mais que gagneraient les individus à encore travailler si le salaire disparaissait ? Comment la valeur des biens serait-elle définie ?
Les critiques à propos de la monétarisation de notre société sont diverses : l’argent est ainsi source de jalousie, de compétition, de hiérarchisation, de pression, de stress et d’inégalités. Aujourd’hui, selon Oxfam, les milliardaires du monde entier, au nombre de 2 153 dans le monde, possèdent plus de richesses que 4,6 milliards de personnes, soit 60% de la population mondiale. Ce constat est une critique profonde du capitalisme. Le système actuel n’apparait plus en adéquation avec l’urgence climatique et la multiplication des crises économiques et fiduciaires.
Des questions subsistent : quelles sont les alternatives ? Existe-il réellement un modèle plus viable que le nôtre ? Que deviendrait l’homo economicus que nous connaissons ? Un monde sans argent est-il réellement possible ?
Au premier abord, la suppression de l’argent entraînerait une amélioration qualitative des relations au travail ou de notre relation avec le travail : le choix du travail est souvent lié à l’argent. Le travail est donc souvent source de stress ou de burn-out. Sans argent, les gens seraient amenés à choisir réellement une activité qui leur plaît, sans recherche de l’appât du gain.
Parallèlement, la disparition de l’argent entraînerait l’avènement d’une société de l’égalité des chances : par l’ouverture à une éducation totalement gratuite, les individus disposeraient réellement des “mêmes chances”, des “mêmes opportunités” de développement social, indépendamment de leur origine. La suppression de l’argent pourrait à terme effacer toutes inégalités, et aboutir à une réelle équité.
Au-delà des bénéfices à tirer de l’abrogation de l’argent, des alternatives existent : l’économie capitaliste pourrait par exemple laisser place à l’économie du don. Théorisée par Marcel Mauss, dans Essai sur le don, elle repose sur la triple obligation de “donner, recevoir, rendre”. De nombreux économistes la défendent à l’instar de Bernard Maris, Jean-Michel Cornu ou encore Charles Eisenstein. Elle permettrait une distribution équitable des ressources selon les besoins de chacun. Cette forme d’économie est d’autant plus viable que le don rend heureux, entraînant une amélioration plus qu’évidente du bien-être social. Cette organisation n’est pourtant pas novatrice : elle existe dans notre environnement le plus proche au travers de services rendus au sein du cercle familial ou entre voisins : ces échanges ne sont pas définis au travers de transactions monétaires.
L’économie du don s’est aussi mise en place dans certaines communautés françaises. On peut citer l’exemple d’Eotopia. Ce village cherche à éradiquer toutes formes de transactions pécuniaires. Village situé à quelques 250 kilomètres de Paris et créé à l’initiative de Benjamin Lesage, il accueille de visiteurs désireux de découvrir une nouvelle façon de vivre, écologique, végane et « sans le sou » ouvrant sur un mode de vie naturel. L’existence de telles corporations peut faire sourire : beaucoup y voient une communauté hippie, une utopie irréalisable à grande échelle. Elles n’apparaissent pas viables, prônant un retour de l’Homme à l’état de nature, presque synonyme de sauvage. Mais, Marcuse le souligne : pour lui, la “société industrielle avancée” crée des besoins illusoires, dont l’humain pourrait largement se passer.
L’Homme serait-il capable de s’adapter à un certain ascétisme ? Le problème est-il réellement le capitalisme ? L’Homme à l’état de nature n’est-il pas un loup pour l’Homme ?
La pensée communiste, première critique du capitalisme, réfute toutes ces interrogations. Le communisme primitif prône une société autour de la figure du chasseur-cueilleur. Tout stockage de biens est prohibé car source d’inégalités. Cette conception est quelque peu extrême et très ascèse. D’autres théories communistes ont ainsi théorisé de nouveaux systèmes sociaux. L’anarcho-communisme par exemple est fondé sur l’entraide, à l’image de l’économie du don. Kropotkine explique : “De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins”. Pour les anarcho-communistes, l’avènement d’une telle société s’effectue au travers de la décroissance. La croissance, pilier du capitalisme, est porteuse de bon nombre de nuisances et de dysfonctionnements. Elle entraîne l’aliénation des salariés au travail et la destruction de notre environnement. Ainsi, le communiste intégral prêche un système sans argent, sans marché où les individus consomment seulement ce dont ils ont besoin, faisant preuve de frugalité. Cette idée d’économie du don n’est pas si irréaliste et a déjà pris sens en Argentine : entre 1988 et 2001, le pays a dû faire face à une grave pénurie de dollars et de pesos, et à l’impossibilité d’user de la monnaie. Des cercles d’échange sont apparus : les argentins se sont contentés de pratiquer l’échange de biens alimentaires et de services afin de compenser la baisse constante de pouvoir d’achat. En 2001, ces cercles deviennent un véritable phénomène de masse, dans la mesure où se retrouve dans chaque quartier un cercle d’échange, sans utilisation de monnaie, mais où les biens sont échangés par troc ou en échange de services. Ainsi, le communisme, au-delà de ses vives critiques du capitalisme, tente de trouver des alternatives viables à une disparition de l’argent. Karl Marx ne disait-il pas : “le dieu du besoin pratique et de l’intérêt personnel, c’est l’argent”.
D’autres solutions sont à chercher, prenant en compte le côté irréversible de nos sociétés, au travers du progrès technique. Ce dernier a bouleversé nos modes de vie. Les nouvelles technologies soulèvent des questionnements sur l’avenir de l’emploi, et par conséquent des salaires. La robotisation de certains emplois ou encore l’utilisation de l’Intelligence Artificielle tend à rendre subalterne l’activité humaine : il se pourrait que d’ici 100 ans, plus personne ne soit nécessaire à la production ou à l’exercice d’un métier tertiaire. Le plein-emploi, tant rêvé par Keynes dans les années 30, ne sera alors plus une option. Ce phénomène, s’il se généralise, pourrait entraîner l’avènement d’un monde sans argent. Sismondi, au XVIIIe siècle, percevait la mécanisation comme un bénéfice pour l’humanité tout entière. Pour l’économiste, la personne remplacée par la machine devrait bénéficier d’une rente sur la richesse, dorénavant créée par la machine. Cette idée a été reprise par Benoit Hamon, dans son programme lors des présidentielles de 2017 : le candidat proposait en effet d’instaurer une taxe robot. Cette taxe aurait pu permettre le financement de certains services et permettre à terme l’accès gratuit à l’éducation ou la santé.
Un monde sans argent semble alors possible, mais non sans sacrifices. Ce n’est pas seulement le modèle économique qu’il faudrait reconstruire, mais l’ensemble de la société. Pour Maximilien Robespierre, personnage controversé de la Révolution française, la première nécessité d’une société est de garantir à ses citoyens leurs droits fondamentaux, dont le droit de vivre dignement. En cela, l’indispensable doit être gratuit : des domaines comme le secteur médical et l’éducation devraient être totalement gratuits, pour ensuite s’étendre à d’autres sphères sociales.
Par Elsa Saez
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