(Article fondé sur l’analyse du sociologue Jean-François Dortier)
Le 16 octobre dernier, l’attentat terroriste islamique à Conflans-Sainte-Honorine – la décapitation de Samuel Paty – a fait ressurgir au sein du débat public la question de la liberté d’expression mais aussi celle de la violence. Entre les attentats terroristes, notamment depuis les attaques des locaux de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 et du Bataclan le 13 novembre 2015, la contestation des « gilets jaunes », qui a donné lieu à des affrontements hebdomadaires entre manifestants et forces de l’ordre, les féminicides et les agressions racistes et homophobes, entre autres, les faits de violence occupent une large place dans les médias et la question se pose de savoir si la société est plus violente qu’avant.
Le sociologue Jean-François Dortier y répond lors de la Grande Conférence « Et si c’était mieux (qu’)avant ? » dans le cadre des Universités d’été 2019. Avant de s’aventurer dans les méandres de la question, il paraît plus prudent d’éclaircir ce que l’on entend par violence. En effet, il s’agit d’un substantif singulier qui englobe en fait une réalité plurielle et multiforme. La violence peut être physique, psychologique ou symbolique. Elle peut être le fait de différents acteurs – individus, groupes, institutions -, peut avoir différents buts – soumettre, contraindre, tuer, détruire – et concerner n’importe quel domaine. Pour préciser cette définition dans le cadre de notre réflexion, laissez-moi vous présenter la catégorisation qu’en fait Jean-François Dortier. Il distingue cinq types de violences : les guerres et les conflits armés, la criminalité, la violence d’Etat ou violence civique, la violence domestique et la violence verbale.
Qu’en est-il donc de la situation actuelle pour chacune de ces violences ?
Tout d’abord, « il n’existe plus sur la planète de guerre au sens traditionnel du terme », la plupart des conflits armés sont aujourd’hui internes au pays et sans commune mesure avec ce que le monde a pu vivre il y a 25 ans, avec le génocide des Tutsis au Rwanda ou la guerre en ex-Yougoslavie par exemple, il y a 50 ans, lorsque la guerre du Vietnam battait son plein, ou encore quelques décennies auparavant, alors que les guerres mondiales bouleversaient toutes les certitudes de l’Homme. En remontant encore dans le temps, on retrouve une période où « la guerre était un régime permanent des sociétés ». Ainsi, on ne peut pas parler d’une augmentation de la guerre ni des conflits armés. Sans rentrer dans le détail, les chiffres montrent que la criminalité a elle-aussi considérablement chuté, même si d’importantes disparités séparent les pays. Quant à la violence civique, il paraît difficile de comparer aux violences policières et étatiques actuelles les sanglantes répressions des régimes totalitaires qui se sont enracinés tout au long du XXe siècle. Pour ce qui est des violences domestiques et verbales, nous n’avons que très peu de chiffres, ce qui rend difficile une analyse factuelle. Mais d’une manière générale, à la question « la société est-elle plus violente qu’avant ? », une réponse fondée sur les statistiques dira objectivement que non.
Mais d’où vient alors ce sentiment de vivre dans un monde si violent ?
Il me semble fondamental de s’attarder sur le regard que l’on pose sur cette violence : en effet, s’il n’y a pas de statistiques au long cours concernant les violences domestiques, c’est pour la simple et bonne raison qu’elles étaient considérées comme un non-évènement il y a 50 ans. Une sensibilité nouvelle de notre part semble donc faire évoluer la définition de la violence, ainsi que son acceptation dans notre société. En témoigne l’évolution de la législation internationale sur la violence (si l’on postule que la loi reflète un tant soit peu les préoccupations sociétales à l’ordre du jour) : lorsque la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (du 9 décembre 1948) statue sur les critères du « génocide » et en définit la punition, elle montre bien une préoccupation internationale nouvelle dans l’appréhension du crime, préoccupation dont on comprend aisément le fondement au regard du choc qu’a été la seconde guerre mondiale. Cela dit, le regard qu’on lui porte ne peut endosser à lui seul la responsabilité du développement de ce sentiment de violence. Jean-François Dortier souligne bien ce paradoxe qui fait que « nous sommes dans un monde globalement pacifié » même si « on a le sentiment qu’il est à feu et à sang » comme il indiquait sur France Culture. Il s’agit avant tout d’un ressenti : il se fonde donc moins sur les faits que sur la façon dont on les reçoit (qui est liée au contexte, à la manière dont ils sont présentés, à la fréquence à laquelle on en parle…).
Le sociologue met en avant le rôle des médias qui « adorent les avions qui tombent, adorent les tremblements de terre, adorent les inondations et puis les crimes ». En effet, les médias véhiculent la violence et lui procurent ainsi une plus grande visibilité. Cette dynamique peut s’illustrer dans le développement exponentiel du mouvement #Metoo, qui encourage la prise de parole des femmes sur les violences sexuelles qu’elles ont subi : l’augmentation de déclarations ne signifie pas une augmentation du nombre de cas, c’est presque le contraire.
En fait, plus on parle d’un phénomène, plus on le dénonce, et plus les faits sont comptabilisés : ce n’est pas le signe que le phénomène explose mais plutôt qu’il y a une sensibilité sociale plus forte, et un contexte qui permet cette libération de la parole. Il en va de même pour les violences conjugales. La médiatisation offre donc un terreau propice au développement de ce sentiment de violence. Il est important que souligner que la violence médiatisée fait parfois large consensus (lors d’une catastrophe naturelle par exemple) mais qu’elle peut aussi largement diviser la société (on l’a vu très récemment avec l’assassinat de Samuel Paty). Le sentiment de violence peut donc être « universel » ou « particulier » (spécifique à un groupe), ce qui le rend propice à l’instrumentalisation et en fait un enjeu actuel majeur. Jean-François Dortier le qualifie en effet de « pain bénit pour des politiques contestataires de toutes formes » et de « moyen politique de pouvoir indiquer un danger » quand « rien n’est mieux que le danger dans la politique pour proposer une solution nouvelle et une sortie du chaos ».
Si le sentiment de violence est propice à l’instrumentalisation, c’est qu’il suscite des émotions fortes – peur ou colère, dégout ou haine, la liste est longue… – sur lesquelles s’appuient les politiques (notamment) pour faire d’un phénomène un danger, une menace dont on doit se protéger.
Ainsi, l’individu ou la collectivité, par peur, se tourne vers la sécurité, et de fait il ne cherche souvent pas à comprendre le phénomène en lui-même et ses racines. C’est sur ce mécanisme que s’appuie la politique de l’extrême-droite par exemple : elle alimente le sentiment de violence face aux attentats islamistes, qu’une part de la population associe par amalgame aux populations musulmanes ainsi qu’aux immigrés, pour mettre en œuvre des politiques restrictives d’immigration, présentées comme une solution à ce problème dont elle crée en fait les tenants et les aboutissants. Le sentiment de violence est ainsi un instrument privilégié de mobilisation et de manipulation. On le voit au quotidien pour ce qui est du pouvoir politique mais on peut souligner que ce sentiment de violence est aussi une matrice du développement du terrorisme.
Finalement, ce n’est pas tant la question de savoir si la société est de plus en plus violente ou non qui est intéressante en soi, que l’enjeu majeur qu’elle soulève de la perception de la violence et de ce qu’on peut en faire. S’en préoccuper de plus en plus, que ce soit législativement ou socialement, à travers des mouvements de contestation pour l’égalité ou encore de libération de la parole, a des répercussions politiques, sociales et culturelles très positives : de nouvelles lois sont mises en place, la prise de conscience progresse en même temps que se renforce une dénonciation décomplexée. Toutefois, le sentiment de violence grandissant est un outil puissant, et son instrumentalisation politique induit des problématiques majeures, qui sont actuellement à l’œuvre dans notre société : la montée des populismes en Europe en est un exemple désolant. Il ne s’agit donc pas, face à l’impression que notre société est de plus en plus violente, de se replier pour mieux se protéger, mais bien de s’armer de son esprit critique pour mieux l’appréhender.
Coline Rollandin
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