L’expression « racisme d’État » effraie, elle choque car elle évoque des régimes ségrégationnistes, aux idéologies explicitement racistes comme celui de l’apartheid en Afrique du Sud ou de Vichy en France. Mais il y a une différence entre « racisme d’État » et « État raciste ». En effet l’État français n’est pas un État raciste dans le sens où les pratiques discriminatoires ne se traduisent pas dans le droit et sont même interdites. Et pourtant le racisme s’est installé en France, au niveau de la structuration des rapports sociaux.
La question n’est pas de savoir « qui est raciste » car il existe autant d’exemples que de contre-exemples. Le racisme individuel n’est pas ce qui nous intéresse là. Il s’agit du racisme institutionnel ou « racisme d’État », expression qui commence à émerger en partie dans les années 1980 avec la multiplication des marches pour l’égalité et contre le racisme, mais aussi au moment des révoltes des banlieues en 2005. C’est ainsi que l’expérience quotidienne du racisme policier commence à se politiser.
Dans cette logique de racisme institutionnalisé, la question de l’intentionnalité perd de son importance. C’est en s’émancipant de cette « chasse au policier raciste » que l’on peut comprendre les dynamiques d’ancrage du racisme dans les institutions étatiques. Si les affaires comme l’assassinat de Georges Floyd en 2020 ou l’agression et le viol de Théodore Luhaka en 2017 provoquent tant d’émoi c’est parce que ce sont les institutions qui sont autant responsables que les policiers eux-mêmes. Ces affaires sont des exemples particuliers parmi tant d’autres qui dissimulent la problématique plus « civilisée » du racisme à une échelle bien supérieure. Le racisme est systémique, sans être systématique j’en conviens. Ce racisme d’État n’est pas principalement idéologique. S’il est vrai qu’une grande partie des policiers et militaires penchent politiquement vers l’extrême droite c’est surtout parce que ses discours prennent souvent parti pour les forces de police, dernier rempart moral face aux « sauvages » qui « foutent le bordel ». Mais cette proximité du discours idéologique n’est pas la causalité du racisme policier.
L’origine du racisme d’État est historique et sociale. La police est l’une des institutions les plus fortement concernées par les « effets de retour de la colonisation » selon Michel Foucault. Elle est la première institution en charge de la gestion des groupes minoritaires. Cela éclaire l’analyse du racisme policier, qui vise majoritairement des personnes descendantes des immigrations postcoloniales. Les forces de polices ne sont pas celles de Russie mais il y demeure tout de même une logique répressive qui réactive dans une certaine mesure les héritages coloniaux, à travers des conceptions, des méthodes…Les banlieues sont les nouvelles « colonies », où se distinguent deux groupes en opposition, chacun de son « côté de la barrière ».
De plus la police, comme une partie de la société malheureusement, adhère progressivement et massivement à certains stéréotypes. Cela entraine un durcissement des actions contre les banlieues, les personnes non-blanches, justifié par la peur et une légitimité accrue quant à l’usage de la force à outrance. Ainsi l’action de la police consiste majoritairement à surveiller et contenir les minorités. Mais s’il y a besoin de « contenir » les jeunes des quartiers c’est aussi parce qu’ils ont plus de motifs de révolte. Ce groupe social qui subit de la discrimination au quotidien devient une « clientèle » habituelle pour les forces de l’ordre, une cible qui se distingue des autres groupes.
Mais avant tout, il faut souligner que la police fait ce que le pouvoir attend d’elle. C’est en remontant jusqu’à ceux qui donnent les ordres qu’on en arrive à parler de racisme d’État. L’intensification de la pression productiviste, de la logique du chiffre déclenche une « chasse aux voyous ». Les chefs policiers passent alors outre un certain nombre de principes et ne visent qu’un résultat. Cela peut être constaté par le niveau élevé d’infractions à la législation sur les étrangers, avec des techniques de contention particulières, humiliantes et un recours quasi-systématique à la force.
Comment constate-t-on le racisme d’État ? A travers diverses pratiques récurrentes des policiers. La suspicion policière par exemple, fondée sur des schémas racistes concernant le rôle, la place que chacun est censé occupé, qui contribue à produire ce qui est attendu selon des stéréotypes. Cela réconforte bien sûr les policiers dans leurs croyances en la pertinence de ces catégories. Les interventions discrétionnaires de la police sont encouragées par la focalisation des agents sur des types de profils, souvent des hommes dits « racisés » et c’est ainsi que l’on débouche sur la pratique de « contrôle au faciès ». « Quand c’est pour la drogue, on contrôle les cheveux longs, et quand c’est pour la sécurité, on fait les Maghrébins et les Noirs », explique un douanier. Ces contrôles, qui peuvent sembler anodins, « pas si grave » pour ceux qui ne les subissent pas au quotidien, sont vécus comme de l’humiliation. Une enquête par observation de l’Open Society Justice Initiative, menée à Paris entre 2007 et 2009, montre en moyenne que « par rapport à un Blanc, un homme noir encourt un risque de se faire contrôler par la police, toutes choses égales par ailleurs, 5,2 fois plus élevé et un homme maghrébin 9,9 fois plus élevé ».
Et si encore ces contrôles s’avéraient efficaces. En réalité, ils débouchent rarement sur le constat d’une infraction de la part de la personne contrôlée. En revanche, les exemples de contrôles sans motifs qui dégénèrent ne manquent pas, que ce soit aux États-Unis ou en France.Lors de ces interactions, les violences physiques, comme le recours massif aux palpations sans motifs valables, soit déjà une atteinte à la dignité humaine, s’accompagnent d’une forme de violences verbales dites « familiarité perverse ». Tutoiement systématique et insultes racistes sont des provocations pour déclencher une réaction, qui peut alors être violente. Par exemple lorsque dans l’affaire Théo, à Aulnay-sous-Bois en 2017, les expressions « Négro, bamboula, salope » ressortent.
Le racisme peut également s’exprimer indirectement par la non-action policière. Selon l’article 15-3 du code de procédure pénale : « La police judiciaire est tenue de recevoir les plaintes déposées par les victimes d’infractions à la loi pénale », pourtant 10 % du total des saisines du Défenseur des droits en 2012 sont des réclamations relatives à des refus d’enregistrer des plaintes de la part de fonctionnaires de police ou de militaires de la gendarmerie.
Finalement, l’un des meilleurs exemples de racisme d’État reste le fichier de police « STIC », portant sur les « antécédents judiciaires », l’un des plus grands fichiers informatisés de police. Il contient le « signalement » des individus sur une base raciale, selon une typologie d’apparence en douze catégories et cette forme de fichage n’a jamais été supprimée, malgré les recommandations de la CNIL, du Défenseur des droits ainsi que de l’Assemblée nationale de « remplacer cette typologie par des éléments objectifs de portrait-robot, comme la couleur des yeux, des cheveux, de la peau ». Pareillement, la création en 2008 du fichier EDVIRSP comprenait également un fichage des supposées « origines raciales ou ethniques » et des « appartenances religieuses ». Bien que ces catégories aient été remplacées en 2009 par celle de «l’origine géographique », il s’agit là toujours d’identifier l’origine ethnique ou raciale des personnes.
Malgré tout, le déni du problème de racisme d’État rend impossible sa régulation. Tant qu’il n’y aura pas de reconnaissance politique de l’histoire des institutions policières, et de leur rôle dans des opérations répressives telle que celle du 17 octobre 1961, tant que les victimes des violences policières ne seront pas comptabilisées, tant que les techniques de « profilage racial », de contrôle au faciès continueront d’être niées, la police agira en toute impunité comme une institution raciste.
Lili Auriat
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