Aux Etats-Unis - Un artiste raté tombé dans l'oubli
Issu d'une famille nombreuse d'immigrés mexicains, Sixto Rodriguez est très vite passionné par la musique et abandonne ses études à 16 ans pour pouvoir s'y consacrer pleinement. Il commence dans les bars de Détroit, sa ville natale. Il reprend des tubes des années 50-60, dans des styles variés, des Rolling Stones à Ray Charles en passant par Bob Dylan, à qui il sera comparé, allant jusqu'à continuer de reprendre ses morceaux sur scène une fois une certaine notoriété acquise. Mais l'histoire raconte que dans ces bars, Sixto jouait dans l'obscurité, tournant le dos à son public clairsemé. Il ne cherche pas particulièrement à être reconnu, il n'aspire pas forcément à la gloire et lorsqu'il en a l'occasion il préfère jouer ses chansons, plus engagées, notamment auprès de la cause amérindienne. Il va pourtant être remarqué par le guitariste Dennis Cofey et l'arrangeur Mike Theodore, piliers de la compagnie de disque Motown qui produit déjà à l'époque les albums d'artistes comme Stevie Wonder ou Marvin Gaye. Le 45-tours qui nait de cette collaboration sombre pourtant dans l'oubli le plus total. Sixto, prêt à arrêter la musique en est pourtant dissuadé par Cofey et Theodore, admiratifs du talent de l'artiste, qui l'introduisent à Clarence Avant, patron du Label Sussex Record. Une nouvelle opportunité s'offre alors à lui et il sort son premier album "Cold Fact" en 1970, avec un titre phare "Sugar Man". Mais phare, il ne l'est pas tout de suite car c'est un nouveau flop et, pour ne rien arranger, alors qu'un concert est organisé pour le faire connaître loin du Michigan, en Californie, il invite sur scène le leader local des "Bérets bruns", organisation de lutte pour les droits des populations d'origine mexicaine aux États Unis. Cette intervention fait scandale, et Sixto Rodriguez, qui se fait appeler "Rod" pour paraître plus "américain", est un artiste engagé. Il le prouvera à de nombreuses reprises au cours de sa carrière, ce que ses producteurs regrettent. N'acceptant pas le compromis, Sixto Rodriguez prend la décision d'arrêter définitivement la musique sans avoir connu le succès qu'on lui promettait, pour retourner à une vie commune, enchainant les petits boulots et se consacrant à sa famille comme il l’avait vu faire ses parents. A la fin des années 70, il connaît une gloire passagère et inattendue à l'autre bout du monde, en Australie et en Nouvelle-Zélande où il fera quelques tournées. Mais cela ne représente qu'une parenthèse de 4 ans environ dans sa vie "normale".
En Afrique du Sud - Histoire différente, succès différent
Cette version de l'histoire à laquelle tout le monde croyait, y compris Sixto Rodriguez lui-même, n'est pas celle connue partout sur la planète. Pour les Sud-Africains, cet artiste est loin d'être un anonyme. Dans les années 1980, Sixto Rodriguez est un nom qui a traversé l'Atlantique pour résonner en Afrique du Sud. Son album "Cold Fact" est piraté et diffusé en boucle. Ses paroles engagées plaisent et, malgré lui, elles participent au développement de la résistance noire face à l'apartheid qui est alors installé dans le pays. Il devient disque d'or avant d'être censuré par le gouvernement pour son message révolutionnaire, ce qui n'empêche pas certaines radios pirates de continuer à le diffuser. Si le nom est connu, en revanche le personnage reste un mystère. Cette célébrité dépasse les frontières et se répand au Botswana et au Zimbabwe. Les maisons de disques rééditent "Cold Fact" en y inscrivant le nom de Jésus Rodriguez. Les rumeurs se multiplient sur ce qu'il est advenu du chanteur. Dans la plupart, il est mort, soit immolé par le feu, soit la cervelle explosée, soit, plus classique pour une rockstar, des suites d'une overdose. Quelques-unes décrivent Sixto derrière les barreaux pour meurtre, ou enfermé dans une camisole. Et les théories auraient pu continuer à se réinventer si la fille du chanteur n'avait pas fini par découvrir le succès lointain de son père. En 1996, elle tombe par hasard sur un forum de fans de l'artiste et met son père en contact avec son créateur, Segerman, un disquaire du Cap. C'est à partir de ce moment que Sixto va prendre connaissance de sa célébrité et par conséquent bénéficier des retombées. Car jusqu'ici, malgré toutes les ventes et les diffusions de sa musique contestataire, sans compter les différents prix de musique qui lui ont été attribués, rien ne revient à l'artiste, qui mobilise donc à son insu la jeunesse. Après avoir découvert sa vie parallèle d'artiste reconnu, il enchaine les tournées à guichet fermé en Afrique du Sud pendant l'année 1998 et parvient à se faire connaître jusqu'en Europe et aux Etats Unis. A 70 ans, grâce à sa renaissance finale, Sixto Rodriguez vit une seconde jeunesse. Son album "Cold Fact" est réédité en 2008, ses chansons sont reprises et remixées, notamment "Sugar Man" par le DJ David Holmes, mais aussi utilisées dans le cinéma comme dans la BO du film "Candy". Il reprend les tournées, d'abord en Afrique du Sud au début des années 2000, puis en Europe, pour la première fois dans des festivals à Stockholm ou à Londres, et enfin il retourne en Australie, où il n'a pas été oublié. Plus que la musique, c'est le destin, la double vie ignorée qui fascine le public. C'est cet engouement qui amène le réalisateur Malik Bendjelloul à réaliser le documentaire "Searching for Sugar Man" en 2012. Avec ce film, récompensé plusieurs fois aux oscars, la gloire de Sixto atteint son apogée, et il en touche cette fois-ci de réelles retombées. Son mode de vie n'en n'est pas vraiment bouleversé puisqu'il habite toujours une modeste maison à Detroit, mais artistiquement, Sixto se dégrade. C'est au cours de cette période où l'argent ne manque pas que sa musique perd en qualité, ses prestations en Europe sont de plus en plus démolies par la critique qui décrit un vieillard alcoolique jouant faux. Alors, afin de préserver son image passée et pour prolonger le mystère autour de sa personne qui l'a propulsé sur la scène internationale, certains disent que le Sixto Rodriguez d'aujourd'hui n'est qu'un acteur et que le vrai n'a jamais existé. Finalement, d'un citoyen américain lambda, d'une rockstar révolutionnaire ou d'un mythe musical, Sixto Rodriguez est tout et rien à la fois.
Par Lili Auriat
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