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Pour combattre la violence, soyons tous armés ? - Clément Teffri-Chambelland

Dernière mise à jour : 10 nov. 2020

Lorsque j'écris ces mots, il est une heure du matin. Hier, un homme, un enseignant, a été découvert, décapité. Hier, deux hommes sont morts. Cet homme et son assassin. Hier, deux vies humaines ont été perdues.  


Devenu presque banal, ce type d'horreur ne cesse de nous éclater au visage. Emportées par le torrent continu de nouvelles vomitives, ces violences vont et viennent sur nos écrans haute définition. Comme d'habitude, les corps de ces hommes n'étaient pas encore froids, les larmes des leurs pas encore taries, leurs funérailles pas encore commencées, que déjà, la sinistre sérénade savamment distillée par ceux qui suintent de haine se faisait entendre. Déjà, on prétend savoir de qui l'un est le bras, de qui l'autre est la face. Et cette rengaine détestable, autrefois susurrée, se fait à chaque fois plus sonore : ce sont l'islam et les musulmans, pour ne pas les nommer, qui sont la cause de tous les maux du monde, et donc de  celui-ci. 


Petit point réflexivité sociologique : ma famille est juive non pratiquante d'un côté, chrétienne non pratiquante de l'autre. Je ne suis pas musulman.  Voilà qui est fait.  


Bon, premièrement, on dit l'islam, comme si il n'y avait pas de sunnites et de chiites, de soufis et de salafistes, de wahhabites et de qur'anis, de duodécimains et d'ismaéliens, de zaydites et d'alaouis, de musta'lites et de nizârites, de mu'tazilites et d'ash'arites, de hanafites, de malikites, de chafi'ites, ou  de hanbalites. Comme si Ibn Taymiyya et Ibn Sina - que nous connaissons sous le nom d'Avicenne en Occident - partageaient les mêmes idées. Comme s'il n'y avait pas de différences fondamentales entre la pensée de l'un, rigueur et littéralisme, et l'approche de l'autre, philosophie et effort d'interprétation. Comme si Amina Wadûd, féministe portant le voile, revendiquant le droit de diriger la prière et de parler de Dieu comme d'une femme, et Abu Bakar Al Baghdadi, le funeste leader de Daesh, étaient d'accord  sur tout. Comme si le mystique Jalâl Al Dîn Rûmî, fondateur des derviches tourneurs, et le littéraliste Mohammad Ibn Abd El Wahhab, prônant le jihâd par les armes, faisaient partie d'un même tout.  


Je n'aligne pas ces noms simplement pour le plaisir, mais bien pour donner à celles et ceux qui  l'ignorent un infime aperçu de la complexité et de la diversité de ce que nous nommons  paresseusement «l'islam». Toutes ces personnes, tous ces courants, sont en désaccord, parfois, sur des points fondamentaux.  

Là où les hanafites estiment que faire usage de raison pour interpréter les textes sacrés est légitime, les hanbalites s'y refusent. Quand les qur'anis récusent les ahâdîth, les faits et gestes du prophète de l'islam rapportés, selon la tradition, par ses compagnons, les salafistes s'y réfèrent constamment. Même sur le corpus de textes sacrés, il y a des désaccords. Quand les mu'tazilites considéraient que le Coran était créé, et que donc le message pouvait être dissocié de l'essence divine, interprété, voire non respecté, les wahabbites n'émettent pas le moindre doute quant au fait que le Coran soit incréé, parfait, contenant toute la vérité du monde et ne pouvant être amendé.  



A la base de l'islam, il y a, certes, un dogme commun. Mais il faut arriver à accepter le fait que ce  qui est partagé et accepté par tous les musulmans est absolument infime. Cela tient, en fait, en deux propositions.  

  • La première est la croyance en un être suprême qui aurait tout créé, serait éternel, omniscient et omnipotent.  

  • La seconde, c'est la croyance à la révélation faite par cet être suprême à Muhammad, un  commerçant de la puissante tribu arabe des Quraysh, au début du septième siècle de notre ère. Cette révélation, c'est «la lecture», «la leçon», «la récitation» : le Coran.  

C'est tout. Pour le reste, comme l'islam n'a pas de clergé, il n'y a pas de dogme unitaire partagé par tous. Ceci dit, même quand il y a un clergé, il y a beau avoir un dogme, tous ne le partagent pas. Il faut accepter le fait que, tout comme le judaïsme, le christianisme et toutes les autres religions de l'histoire, l'islam fait l'objet de relectures constantes, aussi bien par celles et ceux qui croient que par celles et ceux qui étudient - les deux catégories n'étant évidemment pas hermétiques. Sur près de 1500 ans d'histoire, l'islam a donné naissance et continue à engendrer, une infinité de courants de pensée, explorant tous les sujets possibles de toutes les manières possibles. 


On nous parle de la charî'a, du jihâd : 

La “charî'a”, littéralement la “voie”, est, selon Sabrina Mervin, chargée de recherches au CNRS et autrice du livre «Histoire de l'islam, fondements et doctrines» édité chez Flammarion : «bien loin  d'un bloc légal monolithique». Mais on nous présente la “charî'a” comme «la loi islamique». Peut-être que le terme ferait moins peur si on remontait à son origine. Selon Jacqueline Chabbi, agrégée d'arabe et connue pour son travail d'étymologie sur les mots du Coran, à la base, “charî'a”, c'est le lieu où l'eau affleure à la surface, de telle sorte qu'il n'est pas besoin d'aller la chercher dans le puits au prix de coûteux efforts pour faire boire les bêtes. Peut être que le mot “charî'a” ferait moins peur si l'on rappelait que le mot «rue», en arabe “châri'”, vient exactement de la même racine. Il faut comprendre “charî'a” au sens de «voie». C'est déjà un peu plus mystique et un peu moins monolithique. Imaginer que tous les musulmans partagent la même conception de ce qu'est la  «voie» est parfaitement risible.  


Le “jihâd” maintenant, littéralement “l'effort”, est souvent présenté comme «la guerre sainte des musulmans envers les mécréants».  Deux choses à ce propos : 

-Premièrement le mot “jihâd” n'a sémantiquement aucun rapport, ni de près ni de loin, avec une notion  guerrière. On le traduit par «guerre sainte», et en faisant cela, on choisit un seul de ses sens, le  moins important des dires mêmes du prophète de l'islam. Car pour lui, tout chef militaire qu'il était, le véritable “jihâd” était le «jihâdun nafs» : l'effort contre soi-même. Une discipline que l'on s'impose  pour être bon, juste, droit, honnête, agir avec équité, bref être un humain décent. Je ne dis pas que la notion de “jihâd” par les armes n'existe pas. Juste qu'il ne s'agit que de la moitié de la notion de “jihâd”, et que faire comme si c'était la seule relève de l'ignorance ou de la malhonnêteté.  

-Ensuite, je me questionne depuis des années sur le choix du mot «mécréant» pour traduire le mot  arabe «kâfirûn». En effet, le verbe kafara dont est tiré le participe actif rendu par «mécréant» en français désigne le fait de nier quelque chose. Il n'est donc pas question de “mécroire”, c'est à dire de croire mal, mais de ne pas croire du tout. Non pas que faire la guerre à ceux qui ne croient pas soit acceptable, mais ce n'est pas la même chose que de faire la guerre à ceux qui ne croient pas comme  soi. Le Coran comporte d'ailleurs une sourate, un chapitre, intitulé «al kâfirûn», où on peut lire les versets suivants :


«Dis ô vous qui ne croyez pas, je ne sers pas ce que vous servez, et vous n'êtes pas les servants de Celui que je sers, et je ne suis pas le servant de ce que vous serviez, et vous n'êtes  pas les servants de Celui que je sers, à vous votre voie, et à moi la mienne».  

On me dira : «Oui mais il y a des versets qui disent de tuer les “kâfirûn”, peu importe comment tu traduis le mot». Et je répondrai : «La traduction n'est pas un détail, et au milieu de 6236 versets, dont  la moitié révélés en temps de guerre, on peut trouver à peu près ce que l'on veut». 


Si tout était  absolument limpide dans les livres sacrés, dans celui là ou dans n'importe quel autre, j'ai envie de dire, ça se saurait. Si tout était absolument limpide dans le texte coranique, il n'y aurait pas des siècles de travail intellectuel pour en comprendre les tenants et les aboutissants. Quand on a conscience de tout ça, et encore je résume très grossièrement, dire : «C'est l'islam le problème», tout d'un coup, ça paraît un peu moins convaincant.

  

Est-ce que des gens vont en buter d'autres en clamant que c'est au nom de l'islam ? Oui. Est-ce qu'il faut croire à ce qu'ils disent ? Est-ce qu'il ne faudrait pas réfléchir deux minutes à la stratégie des organisations dites islamistes, largement documentée depuis 2015, a minima ?  S'interroger sur les réponses apportées par les institutions à cette violence aveugle ? Se demander si l'ambiance profondément islamophobe de ce pays n'alimente pas les intérêts des autoproclamés islamistes ? Est-ce qu'il ne faudrait pas commencer à se dire que “comprendre, ce n'est pas excuser”,  mais bien expliquer ? Que pour tout effet, il y a des causes, et que ces causes sont toujours complexes ? Que parler de «guerre civile raciale» ou de «guerre des civilisations», c'est refuser l'histoire, refuser de faire face, collectivement, aux failles béantes de nos sociétés ?  Est ce qu'il ne faudrait pas, finalement, répondre à la violence par l'intelligence ? 


Un grand homme a dit : «L'ignorance conduit à la peur, la peur conduit à la haine, la haine conduit à  la violence. Telle est l'équation». Ce grand homme, c'était Ibn Rushd, connu en Occident sous le nom d'Averroës. La racine du mal, c'est l'ignorance. L'antidote, c'est donc le savoir, la pensée. Ce serait le plus bel hommage que nous puissions rendre à cet enseignant : penser, penser vraiment, ne pas laisser nos cerveaux à la merci des lieux-communs et des raccourcis falsificateurs. Tout est complexe. Il n'y a pas d'un côté les bons et de l'autre les mauvais. Il n'y a pas les monstres d'un côté et les anges de l'autre.  


Il y a la violence, partout, constante, et le savoir, la seule arme qui vaille pour y faire face durablement.  Contre la violence, contre l'ignorance, soyons armés. Mais pas de flingues en métal. Soyons des cohortes aux munitions de matière grise. 


Clément Teffri-Chambelland



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