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  • Photo du rédacteurAlbert Controverses

Dossier : Le mal du siècle -Tamina Poncin

Il est une notion qui a toujours résonné en moi, et ce d’autant plus depuis que je suis étudiante en période de crise sanitaire : « le mal du siècle ». Le mal du siècle est une expression qui désigne la mélancolie profonde éprouvée par la jeunesse romantique du XIXe siècle. C’est le mal être des jeunes adultes élevés au sein du matérialisme bourgeois du siècle des Lumières. De son étymologie latine malum, le mal relève de la souffrance morale, il est donc douleur au sens figuré avant de l’être au sens propre.

La raison pour laquelle cette notion de mal du siècle est si particulière et si précise dans l’Histoire, c’est parce qu’elle n’est pas du tout inclusive. Ce sentiment est uniquement ressenti par quelques malheureux privilégiés, c’est un mal être chronique, comme une aura angoissante qui serre les tripes de son hôte. Avant tout littéraire, le mal du siècle est né du roman René de Chateaubriand en 1802. Il souligne le malaise de toute une génération, et vous comprenez aisément pourquoi je me le réapproprie en ces temps incertains. Le mal du siècle est cette prise de conscience d’une inadaptation fondamentale de l’être sensible à son environnement social. C’est à Alfred de Musset d’écrire ces mots : « Alors s’assit sur un monde en ruine une jeunesse soucieuse ». La situation actuelle a décuplé ce sentiment et la majorité des jeunes le ressentent profondément, parfois inconsciemment. C’est difficile de vivre à notre âge dans ce monde qui part à la dérive et noie nos rêves sur son sillage. Le monde s’écroule sur lui-même, les guerres fusent, la société est striée de paradoxes insensés, la violence règne en maître, Internet et les médias participent à nous enfoncer dans une illusion infinie du réel, le climat change et en changeant, il fait peser sur nous son ombre destructrice. Loin de moi l’idée de noircir l’intégralité de ce qui constitue notre monde, mais il faut quand même avouer que nos générations ne sont pas gâtées. On ramasse à la pelle et on se prend dans la figure les débris des erreurs passées que personne ne juge nécessaire de ne pas reproduire, encore et encore. Personne ne se soucie de nous. « C’est vrai quoi, ils nous font c**** ses jeunes, toujours à se plaindre, en plus, le coronavirus, c’est leur faute et de toute façon ils sont toujours derrière leurs écrans ! ».

C’est donc par nécessité presque vitale que cet idéal romantique qu’est la liberté nous appelle. Nous sommes une jeunesse frustrée des espoirs qu’on nous fait miroiter mais qui jamais ne sont réalisés. Je pèse mes mots, nous sommes une génération sacrifiée. Le mal du siècle nous ronge, c’est un violent combat pour la liberté politique, morale et artistique. Nos idées percent difficilement l’opaque scène mondiale. On se bat pour ce en quoi on croit, ce qui nécessite d’être défendu, ce pourquoi on vit et vibre. On ne se bat pas par goût de la violence, ni du bénéfice. La violence, parlons-en ! Elle qui est omniprésente, mais qu’on nous cache, elle qui domine ce monde, mais qu’on ignore tous comme des lâches. On le sait, ce monde est cruel, mais loin de nous entraîner dans sa boue informe et puante, il nous a donné l’envie de nous en distinguer, d’en créer un meilleur. Vous me direz que c’est la fougue de la jeunesse et que chaque génération cherche à défaire ce que celle d’avant a passé toute une vie à construire. Mais nous sommes victimes d’un mal, qui par sa complexité ne nous permet pas de saisir les réponses à nos questions, ni le pourquoi de notre existence. Musset met en scène Lorenzaccio : plus il s’implique politiquement dans sa mission, moins il en perçoit le sens. C’est aussi cela le mal du siècle. Certes, il incarne les valeurs de la révolte et de la passion, mais il incarne aussi la déception et la perte de volonté face aux méandres instables de la société.


Les romantiques étaient opprimés dans la pensée matérialiste, mais cela a-t-il évolué ? Le matérialisme incarne la jouissance maximum, la satisfaction sous toutes ses formes, sans aucune limite. C’est un rêve doré, une utopie empoisonnée, une illusion du bonheur. Cela vous rappelle quelque chose ? C’est normal, nous vivons dans cette utopie illusoire, notre société capitaliste en fait l’éloge. Nous sommes toujours prisonniers du matériel et ceux qui ne le sont pas, sont soit victimes d’un décalage monumental, soit d’un mensonge permanent.

« Jeunes gens, ayons bon courage ! Si dur qu’on veuille nous faire le présent, l’avenir sera beau » disait Hugo. Mais à part les quatre murs clos de nos chambres, l’écran carré et trop lumineux de nos ordinateurs, les cases noires remplies de noms sans têtes des visioconférences sur zoom, plus rien ne semble exister. Le présent est faux, il ne peut être vrai, il est en pause. C’est impossible autrement. La vie est devenue un cercle infernal. On se lève trois minutes avant le début du cours, dans la même pièce où l’on se couchera le soir, coincés, pas de repos, pas de distinction entre sphère privée et scolaire, pas de contacts, de regards, de rires, des morceaux de vie écorchés et superficiels. La seule chose qui nous tient en vie c’est l’espoir. L’espoir de retourner en cours, oui, oui, vous avez bien lu, l’espoir de retrouver un jour un semblant de vie sociale, l’espoir de pouvoir à nouveau embrasser la vie avec ardeur, de toutes nos forces et sans crainte, sans masques et sans faux semblants. Chaque jour, j’entends les élans de désespoir de mes camarades, tous les témoignages sont les mêmes, personne n’en peut plus, aucun ne voit d’issue heureuse. « Tu suis les cours toi ? », « Bof, pas vraiment, j’y arrive pas… », « Les amis et la famille me manquent », « Tout me distrait », « Je me sens seul », « Je suis débordé, délaissé et accusé » … Ce n’est pas par manque de volonté, d’organisation ni même par paresse. La détresse est réelle. Il faut un temps d’adaptation diront certains. On ne s’adapte pas à des écrans noirs, on ne s’adapte pas à des profs qui s’ennuient autant que nous derrière leurs écrans, on ne s’adapte pas à la masse de travail qui s’accumule dans notre lieu de vie, on ne s’adapte pas aux écrans qui nous percent les yeux toute la journée, aux maux de dos, à la dégradation de notre être, ni à la fatigue constante qui nous guette, on ne s’adapte pas à l’isolement ni à l’absence de relations humaines. Les jeunes coulent. Et personne ne s’en préoccupe. Seul un étudiant sur dix arrive encore à suivre les cours… Et ce malaise… Ce malaise profond qui souligne un véritable mal être. Certains professeurs en viennent même à appeler leurs élèves les « zombies », on fait tous semblant, comme si tout allait bien, mais chacun sait pertinemment quel rôle il joue. Et cette solitude… Dès qu’on éteint la caméra de l’ordinateur, on se retrouve seul face à notre solitude et les angoisses reviennent. Elles envahissent la chambre et l’âme et nous torturent tout le jour.


Bien des chercheurs, scientifiques et psychologues ont défini la « maladie du siècle », comme un mal du XXIe siècle. Les symptômes du mal du siècle romantique étaient multiples ; besoin d’isolement, oisiveté contemplative, irrésolution, inquiétude, découragement absolu, mort volontaire… Cela vous parle ? En effet, de nos jours, les jeunes souffrent de plus en plus de ce type de symptômes ; dépression, anxiété chronique, stress, burnout, sentiment d’incompréhension, solitude, troubles psychologiques et alimentaires, suicide…

Le mal du siècle est pessimiste, mélancolique. Il fait vivre dans l’idéalisation d’un passé qu’on n’a pas connu, et dans un présent flou et abrupte, complexe et amer, où tous les combats sont vains. Rousseau décrivait cela par cette phrase : « Il n’avait aucune idée des choses, que tous les sentiments lui étaient connus… Il n’avait rien conçu qu’il avait déjà tout senti ». Le jeune atteint de mal du siècle est « inquiet, mécontent de tout et de lui, dévoré de désirs dont il ignore l’objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant sans savoir de quoi ». Ce jeune n’est pas individualiste ni égoïste, loin de là, mais il perçoit son individualité au sein de la masse de façon trop puissante, trop forte. Il possède, d’après Rémusat, le « dégout du train commun des choses », il cherche à se singulariser pour ne pas ressembler à tout ce qu’il hait tant.


Ainsi, si on prend en considération tous ces éléments, le mal du siècle romantique est un ancêtre du mal être qui touche ma génération, et les jeunes en général. Appelez cela comme vous voudrez, mais comprenez que c’est bien plus complexe, bien plus profond, ancré et diffus que ce que vous imaginez. C’est l’ensemble de tous les maux des jeunes, qui grandissent dans un monde qui ne pourra pas leur offrir l’avenir qu’ils souhaitent. Un monde baigné de violence, de paradoxes, sans repères fixes et si imprévisible. C’est toutes les promesses qu’on a enterrées faute de pouvoir les tenir. C’est tous les espoirs qu’on a oubliés faute d’y croire encore. Le mal du siècle, c’est non seulement tous nos maux, mais aussi, étrangement, leur remède. C’est l’ambiguïté entre nos émotions à vif, nos esprits perdus, nos douleurs de l’âme et l’envie de révolte qui nous tord les tripes. C’est le désespoir de celui qui a faim et qui lui permet de survivre. C’est la volonté de changement qui pousse à l’impossible. Notre force réside dans nos faiblesses, et les deux confinements ainsi que la situation actuelle nous ont forcés d’admettre que nous sommes, certes, pleins de fractures, mais que nous avons malgré tout réussi à puiser nos ressources dans nos failles.


Tamina Poncin



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