top of page
  • Photo du rédacteurAlbert Controverses

Dossier : Le « sens de l’histoire » selon Karl Marx et Friedrich Engels - Arthur Bauchet

Dans cet article, je n’exposerai que la théorie marxiste de l’histoire c’est-à-dire le matérialisme historique tel que Karl Marx et Friedrich Engels l’ont conçu et théorisé. J’évoquerai brièvement les différentes théories et conceptions de l’histoire et la notion de « progrès » mais uniquement pour les comparer à la perspective matérialiste.

La « conception matérialiste l’histoire » popularisée par Karl Marx et Friedrich Engels est une approche théorique qui s’appuie sur une démarche scientifique. Comme l’essentiel de la science marxiste, le « matérialisme historique » a été pensé pour expliquer logiquement des phénomènes sociaux et politiques. Ainsi, la théorie matérialiste de l’historique entreprend de mettre fin aux conceptions théologistes et idéalistes. Les théologistes considérant que l’histoire est déterminée par un ou des Dieu(x), que ce(s) dernier(s) détermine(nt) tout, puisque étant à l’origine de tout – et donc de tous les évènements historiques. L’histoire suivrait donc son cours, sa prédétermination, sa destinée. L’histoire serait écrite (littéralement ou non) à l’avance. Les idéalistes considérant, eux, que l’histoire se fait avec les idées, la raison et les opinions. L’histoire et les changements historiques seraient donc induits par de « grands hommes » (grands esprits ?) et de « grandes idées » qui mènent à des changements de mœurs dans la société. La notion de « progrès » découle d’ailleurs de l’idéalisme, et elle s’est installée à partir du XVIIIe siècle. Pour ce courant, l’histoire « s’améliore » dans la mesure où plus le temps passe et plus les sociétés connaissent des avancées (techniques, sociales, politiques …).


La vision idéaliste de l’histoire se base sur l’idée du Bien et du Mal. En France, l’enseignement de l’histoire a tendance à se faire sur le modèle idéaliste : nous étudions Jeanne d’Arc, Louis XIV et Napoléon comme s’ils étaient les seuls facteurs et acteurs de l’histoire. Le sociologue Gérard Noiriel, fortement imprégné des théories de Marx et Engels, a tenté de mettre fin à cette vision de « l’histoire par les grands hommes » avec son livre « Une histoire populaire de la France : de la guerre de Cent Ans à nous jours ». Il démontre, tout comme Karl Marx et Friedrich Engels avant lui, que ce sont les « classes populaires » appelé aussi plus généralement le « peuple », les « petites gens » ou « la France d’en bas » qui sont à l’origine de l’histoire et des changements sociaux et historiques. Le penseur et théoricien anarchiste Pierre Kropotkine utilisa le même procédé dans « La Grande Révolution » publié en 1909, où il revisite l’histoire de la Révolution française en rectifiant certains clichés et idées reçues. Il y rappelle en effet que ce sont les classes populaires qui sont à l’origine de cette-dernière et que la bourgeoisie s’est ensuite servie de leurs forces pour s’établir à la tête du « nouveau monde ». Pierre Kropotkine pose également le concept de l’évolution et du « sens de l’histoire » : « L’évolution n’est jamais aussi lente et uniforme qu’on le prétend. Evolution et révolution alternent, et les révolutions – c’est-à-dire les épisodes d’évolution accélérée – font tout aussi partie de l’unité de la nature que les périodes où l’évolution se produit plus lentement ». Autrement dit, les révolutions sont des « accélérations » de l’histoire. Ainsi, si je pousse la métaphore mécanique : l’histoire est une voiture dont le moteur est «la lutte des classes », ce moteur – qui fait avancer la voiture – carbure grâce au « peuple » (le prolétariat, classe majoritaire en nombre mais opprimée) et les accélérations de cette voiture seraient dues aux « révolutions ». Vroum vroum.

Toutefois, le matérialisme historique commence bien avant Karl Marx et Friedrich Engels. L’approche « matérialiste » de l’histoire, c’est-à-dire celle faite par les masses, par les groupes sociaux et par les classes sociales vient de Hegel. L’idée étant d’affirmer que ce sont les intérêts des groupes sociaux – et non pas leurs idées, les « grands hommes » ou Dieu – qui feraient l’histoire. Karl Marx a ensuite ajouté son grain de sel en déclarant que la « lutte des classes » était « le moteur de l’histoire ». Karl Marx récupère à son compte la conception matérialiste de l’histoire pour en proposer une version améliorée et donc « marxiste », en adéquation avec ses idées et théories.


Car oui, pour Karl Marx l’histoire a un « sens ». L’Histoire et les théories de l’Histoire ont beaucoup intéressées Karl Marx, qui en plus de ses activités de journaliste, d’essayiste, d’économiste, de philosophe, de sociologue et de théoricien politique, s’est aussi voulu historien. Depuis le Manifeste du Parti Communiste de 1848 l’idée est claire pour lui : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes ». Voici l’extrait complet d’où est tirée cette citation du Manifeste du Parti Communiste :

« L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot : oppresseurs et opprimés, se sont trouvés en constante opposition ; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée, tantôt ouverte, qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine des diverses classes en lutte.

Aux époques historiques anciennes, nous trouvons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une hiérarchie variée de positions sociales. Dans la Rome antique, nous avons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves ; au Moyen Âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres, des compagnons, des serfs ; et, dans presque chacune de ces classes, de nouvelles divisions hiérarchiques.


La société bourgeoise moderne, qui est issue des ruines de la société féodale, n'a pas surmonté les vieux antagonismes de classes. Elle a mis en place des classes nouvelles, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte.


Toutefois, notre époque – l'époque de la bourgeoisie – se distingue des autres par un trait particulier : elle a simplifié les antagonismes de classes. De plus en plus, la société se divise en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s'affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat.


L’ancien mode d’exploitation féodal ou corporatif de l’industrie ne suffisait plus aux besoins qui croissaient sans cesse à mesure que s’ouvraient de nouveaux marchés. La manufacture prit sa place. La moyenne bourgeoisie industrielle supplanta les maîtres de jurande ; la division du travail entre les différentes corporations céda la place à la division du travail au sein de l’atelier même.

Mais les marchés s’agrandissaient sans cesse : la demande croissait toujours. La manufacture, à son tour, devint insuffisante. Alors, la vapeur et la machine révolutionnèrent la production industrielle. La grande industrie moderne supplanta la manufacture ; la moyenne bourgeoisie industrielle céda la place aux millionnaires de l’industrie, aux chefs de véritables armées industrielles, aux bourgeois modernes.


La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l’Amérique. Le marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de communication terrestres. Ce développement réagit à son tour sur l’extension de l’industrie ; et, au fur et à mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la bourgeoisie grandissait, décuplant ses capitaux et refoulant à l’arrière-plan les classes léguées par le moyen âge.


La bourgeoisie moderne, nous le voyons, est elle-même le produit d’un long développement, d’une série de révolutions dans les modes de production et d’échange. (…) La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du paiement au comptant. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. (…)


Toutes les classes qui, dans le passé, se sont emparées du pouvoir essayaient de consolider leur situation acquise en soumettant la société aux conditions qui leur assuraient leurs revenus propres. Les prolétaires ne peuvent se rendre maîtres des forces productives sociales qu’en abolissant leur propre mode d’appropriation d’aujourd’hui et, par suite, tout le mode d’appropriation en vigueur jusqu’à nos jours. Les prolétaires n’ont rien à sauvegarder qui leur appartienne, ils ont à détruire toute garantie privée, toute sécurité privée antérieure.


Tous les mouvements historiques ont été, jusqu’ici, accomplis par des minorités ou au profit des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité. Le prolétariat, couche inférieure de la société actuelle, ne peut se soulever, se redresser, sans faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle. La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu’elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt cependant tout d’abord la forme. Il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie. (… )


Toutes les sociétés antérieures, nous l’avons vu, ont reposé sur l’antagonisme de classes oppressives et de classes opprimées. Mais, pour opprimer une classe, il faut pouvoir lui garantir des conditions d’existence qui lui permettent, au moins, de vivre dans la servitude. Le serf, en plein servage, est parvenu à devenir membre d’une commune, de même que le petit bourgeois s’est élevé au rang de bourgeois, sous le joug de l’absolutisme féodal. L’ouvrier moderne au contraire, loin de s’élever avec le progrès de l’industrie, descend toujours plus bas, au-dessous même des conditions de vie de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme s’accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il est donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante et d’imposer à la société, comme loi régulatrice, les conditions d’existence de sa classe. (…)


L’existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour condition essentielle l’accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l’accroissement du Capital ; la condition d’existence du capital, c’est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie est l’agent sans volonté propre et sans résistance, substitue à l’isolement des ouvriers résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l’association. Ainsi, le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d’appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables. »

Friedrich Engels disait lui-même : « Toute l’histoire a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes, aux différentes étapes de leur développement social ; mais que cette lutte a actuellement atteint une étape où la classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l’exploite et l’opprime (la bourgeoisie), sans libérer en même temps et à tout jamais la société entière de l’exploitation, de l’oppression et des luttes de classes; cette idée maîtresse appartient uniquement et exclusivement à Marx. » L’idée sous-entendue ici est celle de « la fin de l’histoire » quand la révolution aura mis fin aux classes sociales. Cette idée sera évoquée plus tard par Francis Fukuyama après la Guerre Froide. Pour lui, la fin des régimes communistes et l’effondrement du Bloc de l’Est correspond à la fin de l’histoire puisque plus rien ne s’oppose aux idéologues démocratiques et libérales.


Mais si pour Karl Marx l’histoire a un « sens », elle peut aussi être cyclique (dans la mesure où elle se répète). Karl Marx va en effet plus loin dans son analyse puisqu’en 1852 il publie « Le 18 brumaire de Louis Bonaparte » et il y expose une idée nouvelle : l’histoire se produirait deux fois « la première comme une tragédie, la deuxième comme une farce ». Dans ce livre, Karl Marx retrace l’accession au pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte puis son coup d’Etat du 2 décembre 1851, pâle copie de celui de son oncle Napoléon Bonaparte le 9 novembre (le 18 brumaire) 1799. En voici un extrait :

« Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. Caussidière pour Danton, Louis Blanc pour Robespierre, la Montagne de 1848 à 1851 pour la Montagne de 1793 à 1795, le neveu pour l’oncle. Et nous constatons la même caricature dans les circonstances où parut la deuxième édition du 18 Brumaire !

Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté. C’est ainsi que Luther prit le masque de l’apôtre Paul, que la Révolution de 1789 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celui de l’Empire romain, et que la révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795. C’est ainsi que le débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours en pensée dans sa langue maternelle, mais il ne réussit à s’assimiler l’esprit de cette nouvelle langue et à s’en servir librement que lorsqu’il arrive à la manier sans se rappeler sa langue maternelle, et qu’il parvient même à oublier complètement cette dernière. »

Ainsi donc Karl Marx et Friedrich Engels ont mis au point une philosophie de l’histoire qui est toujours d’actualité de nos jours. La fin du communisme énoncé depuis 1991 ne signifie pas la fin des idées et des théories communistes. En clair, nous pouvons encore utiliser et citer Karl Marx. Y compris – et surtout – en histoire. Dimitri Casali et Olivier Gracia ont d’ailleurs sorti en 2017 un livre : « L’histoire se répète toujours deux fois ».


Arthur Bauchet



52 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page