Au sein d’une guerre civile qui se transforme progressivement en une crise humanitaire à gravité sans précédent depuis plus de dix ans selon l’ONU, les Yéménites font face à une ingérence des puissances régionales inédite au Moyen-Orient. Le 26 mars 2015, aux côtés des Émirats Arabes Unis et de huit autres pays à majorité sunnite, le prince saoudien Mohammed ben Salmane ordonne une série de raids aériens et maritimes contre son voisin du Golfe. Son objectif est simple : il souhaite défendre le régime face aux conquêtes militaires des Houthis, une minorité chiite soutenue indirectement par l’Iran, son ennemi juré. C’est le déclenchement de l’opération militaire « Tempête décisive »
Actuellement, 28 millions de Yéménites vivent toujours sous les bombardements et plus de 68.000 Yéménites ont perdu la vie depuis le début du conflit, dont une écrasante majorité de civils. Et l’Arabie Saoudite, acteur majeur du conflit depuis 2015, se trouve en possession de nombreux stocks d’armes qu’elle s’est procurées grâce à des accords commerciaux avec… la France. Inquiétant, comme le note Thierry Paul Valette, journaliste à Médiapart, qui accuse directement la France d’être « complice de crime de guerre » car, malgré les révélations accablantes, Emmanuel Macron n’a toujours pas stoppé les ventes d’armes en direction des saoudiens. Alors, quelle est vraiment la responsabilité française dans la guerre civile et dans les massacres de civils au Yémen ? Tentative d’analyse d’un conflit aux enjeux multiples…
Que se passe-t-il exactement au Yémen ?
La guerre qui ravage le territoire yéménite était au départ un conflit tribal et confessionnel interne à ce jeune pays, fondé en 1990. Désormais, l’enjeu est régional et implique les deux puissances voisines et rivales de toujours que sont l’Arabie Saoudite et l’Iran. Pris en tenaille, le pays le plus pauvre de la péninsule arabique leur sert de champ de bataille et la population civile sombre sous le courroux de la violence, de la faim et des maladies.
S’il est difficile de dater précisément le déclenchement de la guerre civile, l’entrée en rébellion des chiites zaydites en 2004 sous l’égide d’un certain Hussein Badreddine al-Houthi -qui donnera son nom aux « houtistes »-, semble marquer un tournant dans la violence à l’encontre des civils. Se considérant comme mise à l’écart de la vie politique nationale, la « minorité » chiite choisit de prendre les armes et de manifester violemment à l’encontre du pouvoir sunnite. Car le Yémen est un pays profondément divisé entre chiites et sunnites : en 2004, on comptait 40% de musulmans chiites pour 60% de sunnites sur le territoire yéménite. En guise de réponse gouvernementale, la répression policière est forte, mais les tueries de masse font rapidement taire des contestataires, qui ont perdu quelques centaines de partisans abattus par la police.
2015 - Le tournant du conflit. La fuite du président Hadi à Riyad permet le lancement de l’Opération « Tempête décisive» impulsée par une coalition de pays arabes rangés aux côtés de l’Arabie Saoudite et de son prince héritier Mohammed Ben Salmane. Le palais présidentiel, bombardé durant tout la nuit du 25 au 26 mars, tombe en ruines. Le symbole d’une guerre qui fait de plus en plus de morts au sein de la population civile. Le président iranien réagit immédiatement et condamne une «agression militaire» et une «démarche dangereuse». La guerre larvée entre l’Arabie Saoudite et l’Iran est déclarée.
2017 - La guerre civile commence à être médiatisée à travers le monde. L’ONU pointe le risque élevé de famine avec environ 14 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire et dresse un terrible bilan des deux dernières années de conflit qui ont fait non moins de source : We Demain 8000 morts chez les civils, et 40 10 000 blessés graves. Action contre la faim, Handicap international, Médecins du Monde, Première Urgence internationale, Solidarités international, et CARE évoquent alors « l’une des plus graves crises humanitaires au monde ». Parallèlement, l’ex-président Saleh qui avait changé de camp pour reprendre le pouvoir est assassiné suite à une tentative de nouveau revirement politique.
2018 - Un conflit qui s’éternise. 10 000 morts, 53 000 blessés, et 22,2 millions d’habitants qui dépendent de l’aide humanitaire. Le bilan après trois ans de conflit est dramatique. L’ONU tente de trouver une issue politique à la guerre irano-saoudienne mais les deux géants du Moyen-Orient ne sont pas disposés à s’entendre. Les accords de Stockholm apportent tout de même un peu d’espoir dans une optique de conciliation, surtout que le gouvernement saoudien fait face à un certain discrédit diplomatique après l’assassinat de Jamal Khashoggi à Istanbul.
2019 - Depuis bientôt un an, le conflit semble gelé aussi bien militairement que politiquement. Les négociations entre les houtistes et le gouvernement loyaliste exilé à Riyad sont rompues et Sanaa est toujours tenue par les chiites. Les trêves conclues dans les principales villes sous tension menacent chaque jour d’être rompues, tandis que la crise humanitaire est toujours aussi grave. Le plan d’aide réclamé par les Nations Unies retarde le pire, mais la ténacité du camp houthiste étonne, tant le soutien iranien se fait de plus en plus défaillant.
Mais comment la France, « pays des Droits de l’Homme », peutelle se retrouver mêlée à ce conflit aussi insolvable que meurtrier ?
« Madame la ministre, j’ai une question qui va vous agacer… » Nous sommes le 20 janvier 2019, sur France Inter, et l’animateur Ali Baddou reçoit la ministre des armées, Florence Parly. Soudain, il la fixe dans les yeux et parle fort : « Faut-il cesser de vendre des armes à l’Arabie saoudite ? » « Pouvez-vous nous dire, Florence Parly, si des armes françaises ont été utilisées contre des civils au Yémen ? ». Oui, Florence Parly, comment des armes provenant de la fabrication française peuvent-elles se retrouver au milieu d’une conflit aussi meurtrier pour la population civile yéménite ? La ministre pose ses mains bien à plat sur la table et enterre le débat en une phrase : « Je n’ai pas connaissance du fait que des armes [françaises] soient utilisées directement dans ce conflit. »
Le « je n’ai pas connaissance de ces documents » fera sourire en coin les amateurs d’Envoyé Spécial, mais en ce qui concerne l’implication de la France dans ce conflit ravageur, les accusa- source : Les Echos « Je n’ai pas connaissance du fait que des armes [françaises] soient utilisées directement dans ce conflit. » 11 tions sont graves. Aujourd’hui, la coalition de pays arabes à l’origine de l’opération Tempête Décisive ne compte plus que quatre pays : l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, le Soudan et Bahreïn. Et le nouveau média Disclose a été destinataire d’une fuite inédite de documents portant la classification « Confidentiel défense » comportant un rapport de quinze pages que des officiers de la Direction du Renseignement Militaire (DRM) ont rédigé le 25 septembre 2018.
Intitulé « Yémen – situation sécuritaire », ce document confidentiel est porté à l’attention d’Emmanuel Macron et de sa ministre des armées Florence Parly, mais également à Matignon et au ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qui en a pris connaissance lors du conseil de défense restreint consacré à la guerre au Yémen qui s’est tenu le 3 octobre 2018, à l’Élysée. La note de la DRM révèle pour la première fois ce que le gouvernement français s’efforce de dissimuler : la liste détaillée des armes françaises impliquées dans la guerre au Yémen. Les auteurs de ce rapport ont rigoureusement répertorié chaque appareil militaire vendu à l’armée saoudienne et aux forces émiriennes. Des Mirages 2000- 9 aux hélicoptères Cougar, en passant par les chars Leclerc, les canons Caesar, les obus flèches et blindés Aravis, rien n’est omis et ces documents accablent le gouvernement français. Car, l’information cruciale que révèle cette note confidentielle défense est que plusieurs armements français font actuellement feu sur les civils au Yémen. Les Caesar « appuient les troupes loyalistes et les forces armées saoudiennes dans leur progression en territoire yéménite ». En d’autres termes, ils bombardent le Yémen pour dégager le terrain aux blindés et aux chars saoudiens et émiriens qui entrent en force dans le pays. Et non moins de 48 canons Caesar saoudiens pointent actuellement leurs bouches sur trois zones du Yémen parsemées de villages, de fermes, de villes et de hameaux paysans, composées exclusivement de populations civiles. Depuis 2010, la France en a livré 132 modèles à l’Arabie Saoudite, selon le Sipri, un institut suédois spécialisé dans les transferts d’armements… En juillet 2018, la ministre des armées Florence Parly, devant les députés de la commission de défense de l’Assemblée nationale, déclarait : « À ma connaissance, les équipements terrestres vendus à l’Arabie Saoudite sont utilisés non pas à des fins offensives, mais à des fins défensives à la frontière avec l’Arabie Saoudite. »
Contactés à maintes reprises par Disclose dans le cadre de cette enquête, les services du premier ministre soutiennent et réaffirment cette position : « À notre connaissance, les armes françaises dont disposent les membres de la coalition sont placées pour l’essentiel en position défensive »
Le ministère serait-il donc mal informé ? Tout porte à le croire…
Selon les informations recueillies par le renseignement militaire, 70 chars de combat Leclerc sont mobilisés dans le conflit depuis 2017. Parallèlement, l’armée de terre émirienne en aurait disposé plus de 40 à Mocha et AlKwakhah, deux bases militaires situées sur la côte ouest du Yémen, zone majeure du conflit. Mais les chars stationneraient dans ces bases et ne seraient, selon la DRM, jamais observés en première ligne. Jamais ? Vraiment ? La note ajoute pourtant une nuance importante : « Ils sont néanmoins déployés sur l’emprise d’AlKhawkhah, à 115 kilomètres d’Al-Hodeïda.». En outre, à partir d’images tournées sur les lignes de front, puis recoupées par des vues satellites, cette note permet d’affirmer que les Leclerc ont participé à plusieurs grandes offensives de la coalition loyaliste.
Cependant, la violence de la coalition menée par les saoudiens repose principalement par une utilisation démesurée de l’outil aérien. Dans leur rapport, les analystes du renseignement français soulignent que « Riyad conduit depuis mars 2015 une campagne de frappes aériennes massives et continues ». Toujours selon eux, la coalition aurait procédé à 24 000 bombardements depuis 2015, dont 6 000 pour la seule année 2018, avec une intensité égale pour les zones civiles particulièrement touchées.
« L’action de l’Arabie Saoudite s’effectue essentiellement par voie aérienne », confirmait ainsi le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian le 13 février 2018. Il ajoutait également que la France n’est en rien responsable de ces frappes aériennes : « Nous ne fournissons rien à l’armée de l’air saoudienne. » Sauf que cette affirmation est factuellement fausse et démentie par la note de la DRM que le ministre a eue entre les mains quatre mois plus tôt.
Alors a-t-on affaire, avec cette implication française aussi nébuleuse qu’incompréhensible, à un mensonge d’Etat ?
Des gouvernements irresponsables à l’opacité impénétrable « On nous ment »
La phrase type du complotiste qui est persuadé d’avoir découvert un secret que personne n’a su percer avant lui. Sauf que le développement du complotisme n’est pas uniquement dû à l’essor des réseaux sociaux comme se forcent à le répéter les parlementaires français. Une politique opaque basée sur des secrets d’Etat qui se font de plus en plus réguliers, comme le souligne le déclenchement de l’affaire Benalla, est aussi responsable de la montée en puissance de ces théories fallacieuses. Dans le cadre du conflit yéménite, l’Etat français est indiscutablement impliqué. Pourtant, les gouvernements successifs s’efforcent de nier cette réalité et permettent ainsi la naissance d’un nouveau mensonge d’Etat, certainement le plus choquant de tous au regard des pertes humaines qu’il a coûté.
Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements, signale : « On sait que les propos de Mme Parly et M. Le Drian sont faux, et ils jouent sur le fait qu’il est impossible de savoir de manière officielle et précise ce qui est vendu. Les rapports ministériels mettent seulement en avant les aspects financiers, comme les types de contrats et les transactions effectuées. Or, cela ne nous permet pas d’identifier précisément les armes vendues, la quantité de matériel livré, l’utilisation finale, etc.»
Une opacité gouvernementale qui empêche également les parlementaires de débattre et exercer leur droit de questionnement, comme l’a dénoncé le député Sébastien Nadot (exclu du groupe La République En Marche en décembre 2018 pour ses propos dissidents et désormais non inscrit). En outre, le rapport du 4 juin 2019 sur les exportations d’armements suit la conduite traditionnelle en matière de transparence, toujours selon Patrice Bouveret : « Le narratif a été modifié, mais pas les données dans les annexes » qui permettraient d’améliorer la source : La Dépèche compréhension de la réalité des armes exportées, et donc la fonction de contrôle pour les parlementaires. Les intérêts commerciaux de la France poussent donc le gouvernement à adopter une position pour le moins ambiguë. L’État français est le 3e vendeur d’armements au monde et les Émirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite sont respectivement ses 2e et 6e plus gros clients, selon les données fournies par le ministère des armées. Dans le même temps, la France est signataire du traité sur le commerce des armes (TCA), lequel contraint le gouvernement français à « n’autoriser aucun transfert d’armes », dès lors que cellesci pourraient servir à commettre « des attaques contre des civils ou des biens de caractère civil ou d’autres crimes de guerre ».
Le traité, visant explicitement à réguler le commerce de l’armement mondial, prévoit que le gouvernement du Exclu du groupe parlementaire En Marche pour avoir voté le contre le budget, Sébastien Nadot dénonce l’opacité gouvernementale sur la question yéménite source : AMiddle East Eye pays vendeur évalue les risques liés à cette transaction. Le texte interdit donc formellement les transferts de matériel lorsqu’il existe des risques de violation grave du droit international humanitaire. Et notre ministère des armées aime à rappeler que la France « fut parmi les premiers pays à y adhérer. Elle œuvre désormais en faveur de son universalisation et de sa pleine et effective mise en œuvre ». Parallèlement, le Conseil de l’Union Européenne a adopté en 2008 une position commune qui encadre plus ou moins strictement les exportations de technologies et d’équipements militaires. Le texte stipule ainsi que « les Etats membres sont déterminés à empêcher les exportations de technologie et d’équipements militaires qui pourraient être utilisés à des fins de répression interne ou d’agression internationale, ou contribuer à l’instabilité régionale ».
Amnesty International alerte donc la communauté internationale sur le fait que la France ne tient pas ses engagements : « Il existe un risque majeur que les armes françaises soient utilisées contre des populations ou des infrastructures civiles », lors d’un rapport produit en 2015. Puis, en avril 2019 l’ONG ajoute : « Nous avons également prouvé que des chars Leclerc fabriqués en France et vendus aux Emirats Arabes Unis faisaient partie du matériel utilisé lors de la bataille d’Hodeïda. Selon des informations en libre accès, les Emirats Arabes Unis ont détourné du matériel militaire similaire, comme des véhicules blindés de combat, vers des milices soutenues par eux et qui ne sont pas soumises à l’obligation de rendre des comptes. ».
Alors, au-delà de la dimension éthique, la France a-t-elle légalement la possibilité de poursuivre sa vente d’armes à l’Arabie Saoudite et aux Emirats Arabes Unis face au droit international ? Les récents rapports sur son implication dans le conflit yéménite l’exposent-elle à des sanctions exemplaires des Nations Unies ? La France peut-elle réellement être sanctionnée par la communauté internationale ?
Selon Aymeric Elluin, spécialiste de la question pour Amnesty International, la France s’arrange avec la réalité juridique, car « ce qui prime ce sont les intérêts économiques et politiques». Si l’on suit son analyse : « Les traités et engagements internationaux ne stipulent pas que la France doit arrêter ses exportations dès lors qu’elle a eu la preuve que ses armes aient tué des civils. Ils disent que les pays ne doivent pas autoriser les ventes d’armes dès lors qu’il y a un risque que ces armes puissent servir à commettre des violations graves des droits internationaux des droits de l’homme. »
A partir du moment où vous n’avez pas de mécanisme de sanction prévu, il est plus facile pour les Etats de tenter d’échapper à la règle qui est fixée. Et comme vous n’avez pas de pratique harmonisée des ventes d’armes, cela rend encore plus compliqué l’application et la mise en œuvre des engagements internationaux. Si l’on se fie enfin au rapport de l’ONU, la légalité des transferts d’armes est discutable. « Les Etats peuvent être tenus responsables de l’aide ou de l’assistance qu’ils fournissent pour la commission de violations du droit international si les conditions de complicité sont remplies », rappelle ainsi le groupe d’experts.
« Personne n’a les mains propres dans ce conflit », a déclaré à la presse Charles Garraway, l’un des experts de cette commission voulue par l’ONU, lors de la présentation de son rapport. Le diplomate Britannique a également précisé que son groupe a identifié les « personnes susceptibles d’être responsables de crimes internationaux et a transmis ces noms», Mais lorsqu’il s’agit d’aborder la question des sanctions à l’encontre des responsables, l’expert botte en touche. A l’image d’une communauté internationale sans réponse depuis le déclenchement de la guerre civile au Yémen…
Par Jules Grange-Gastinel
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