« Bagdad est désormais encerclée
Par des soldats qui se sont installés
Celui-ci la brûle, celui-là la détruit
Et le pilleur ne cesse de piller. »
Auteur anonyme
L'art est capable d'exprimer l'indicible. Ici, ces vers extraits d’un poème arabe témoignent de la souffrance d’individus anéantis par la barbarie. L’art, en grec tekné, signifie au sens large la capacité de produire un objet beau ou utile. Toutefois cette définition semble restreinte. D’après la journaliste Françoise Giroud, « c’est épatant, les artistes. Ils sont fous, comme tout le monde, mais pas vraiment comme tout le monde. J’ai un faible pour eux. ». Elle souligne ainsi la fascination des individus pour l’art, ce qui lui confère un certain pouvoir. En effet, l’artiste, plus qu’un simple artisan, peut jouer sur les émotions et modeler la réalité.
Les pouvoirs de l’art
Freud prêtait à la production artistique la capacité d'offrir aux individus la jouissance de l’esprit face aux activités intellectuelles. Si les études en matière de psychanalyse ne font pas l’unanimité, les travaux menés par des scientifiques ont montré que certaines créations artistiques pouvaient avoir un effet bénéfique sur notre esprit. En outre, Luke Harrison et Psyche Louis, chercheurs à l’université Wesleyan dans le Connecticut ont prouvé qu’à l’écoute de leur morceau préféré certains auditeurs pouvaient avoir des « orgasmes de peau » qui se manifestent par une accélération du rythme cardiaque ainsi qu’un hérissement des poils. L’art nous fait du bien, et c’est ce que démontre Ruth Kjär, peintre danoise, pour qui l’expression artistique permet d’extirper le vide qu’elle contient en elle et qui la fait souffrir.
Si une œuvre d’art constitue un échappatoire face à un quotidien difficile, elle peut aussi changer notre regard sur le monde. L’artiste devient alors un médiateur entre l’individu et le réel, qui l’amène à voir les choses telles qu’elles sont et non pas telles que nous les percevons individuellement. Dans un poème intitulé Une charogne, Baudelaire se lance dans la description d’un cadavre en décomposition et met en évidence la capacité de sublimation de l’art qui seul peut préserver la beauté de la femme : « Que j’ai gardé la forme et l’essence divine/ De mes amours décomposés ! » (v. 47-48). Le véritable pouvoir de l’art est donc de transformer la réalité existante en un signifiant nouveau.
Quand l’art est au service de l’exercice du pouvoir
Une œuvre d’art possède de nombreuses facultés. Certains dirigeants l’ont bien compris, et n’hésitent pas à instrumentaliser la création artistique pour asseoir leur pouvoir. Selon Hanns Eilser, « ce qui leur apparaît souhaitable dans la consommation musicale, c’est un état d’ivresse, une acceptation béate, subjuguée, extasiée et passive , état dont la politique fasciste fait grand usage » . Elle critique ainsi l’usage de la musique par les nazis, dénonçant « l’opium musical wagnérien ». En effet, les régimes totalitaires utilisent la musique et ses propriétés pour manipuler les foules et ainsi garantir la pérennité de leur régime. L’œuvre d’art est alors exploitée de manière à favoriser l’adhésion à l’idéologie du parti.
Le recours à la censure de certaines œuvres d’art est un autre moyen d’assurer l’adhésion du peuple aux projets du gouvernement et d’endiguer une révolte. Ainsi, en 1841, une ordonnance du gouvernement japonais avait interdit la publication de toute estampe représentant des prostituées ou des geishas. Les autorités demandaient de représenter, à leur place des scènes se référant aux vertus civiles, visant à améliorer les mœurs de la population. Plus récemment, l’URSS de Staline s’est également adonnée ce genre de pratiques. Sous le contrôle des bureaucrates du Parti communiste, les arts et particulièrement la musique furent soumis à des condamnations idéologiques pouvant avoir des conséquences tragiques. Nous pouvons prendre l’exemple de Dimitri Chostakovitch, compositeur majeur du XXe siècle, qui fut condamné par le régime à partir de 1936, essentiellement à cause de son opéra Lady Macbeth de Mzensk où l'aspect cru de certaines scènes sexuelles étaient peu compatibles avec le souci de Staline de promouvoir la famille soviétique. Dès lors, l’instrumentalisation de l’art est un moyen de maintenir le peuple dans une certaine réalité pour garantir sa soumission.
La production artistique comme contre-pouvoir
Les régimes totalitaires ne sont pas les seuls à exploiter la puissance de l’art. En effet, la création artistique est aussi un moyen pour le peuple de résister face aux abus de pouvoir. En 1979, alors que le Chili était entre les mains d’un dictateur, une action artistique réalisée dans l’une des rues commerçantes les plus fréquentées de Santiago est venue interrompre le quotidien des habitants, rythmé par la peur et la répression. Avec cette oeuvre intitulée Intervención de un sistema comercial (Intervention d’un système commercial), les artistes Luz Donoso et Hernán Parada ont imaginé une mise en scène qui consistait à exploiter de façon éphémère la vitrine d’un magasin d’électroménagers. Ils ont fait apparaître, durant quelques minutes, le visage d’une femme que le régime avait fait enlever sur tous les écrans des téléviseurs mis en vente. Cette femme représente ainsi l’ensemble des disparus et permet la révélation des violences politiques que l’État voulait occulter. En effet, alors que la disparition des individus permettait à la dictature de dissimuler toute preuve de ses agissements, l’œuvre de Donoso et de Parada court-circuite ses projets et montre le vrai visage de l’État. La création artistique permet donc de résister au pouvoir despotique. En outre au Liban, Raouf Rifaï défend le style carnavalesque populaire depuis le Moyen-Age, qui parodie le discours des dirigeants et met au jour tous ses travers. Les intervenants, masqués, peuvent triompher du pouvoir en place sans risquer d’éventuelles poursuites. La puissance de l’art résiderait donc dans sa capacité à contrer les pouvoirs qui veulent lui nuire pour imposer le sien.
Par Alexandra Athier
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