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Photo du rédacteurAlbert Controverses

Petit instant de poésie

Dernière mise à jour : 24 oct. 2020

Pour ce numéro sur la liberté, j'ai choisi de vous proposer une traduction de poème. Ce

poème s'appelle «Ô Dame du monde, Ô Beyrouth» et a été écrit par Nizar Qabbani,

diplomate et poète syrien décédé en 1998 qui a vécu longtemps dans la capitale libanaise. Il a écrit ce texte au sortir de la guerre civile qui a déchiré le Liban entre 1975 et 1990.

J'ai trouvé pertinent de le traduire pour ce numéro, non seulement parce qu'il me semble qu'il résonne malheureusement tristement avec l'actualité du Liban, mais aussi parce que ce qui transparaît dans ce texte, c'est un rapport à la liberté.


Cette liberté qui, au Liban, se trouve au croisement du souvenir et de l'horizon. Voici donc le texte, traduit par mes soins.

Certains passages peut-être plus compliqués à comprendre que d'autres sont modestement expliqués à la fin. Je me suis permis d'ôter certains vers de la traduction, pour des raisons diverses.


«Ô Dame du monde, Ô Beyrouth,

Qui donc a vendu tes bracelets de rubis ?

Qui donc a volé ton anneau magique ?

Découpé tes nattes dorées ?

Qui donc a tué la joie qui, dans le vert de tes yeux, se reposait ?

Qui donc a balafré ton visage au couteau ? Jeté de l'eau bouillante sur tes lèvres parfaites ?

Qui donc a empoisonné l'eau de la mer, aspergé de haine les rivages rosés ? C'est ainsi que

nous venons à toi, nous repentant, reconnaissants, que c'est avec un esprit tribal que nous

t'avons tiré dessus, et tué une femme que l'on nommait liberté.

De quoi parler, Ô Beyrouth, alors que tes yeux recueillent la tristesse des

humains ? Alors que sur tes seins brûlants tombent encore les cendres de la

guerre civile ? De quoi parler, ô brise de l'été, ô rose estivale, aérienne ?

Qui aurait pensé, Ô Beyrouth, que nous nous retrouverons, pour que tu sois

délabrée ? Qui aurait pensé que, sur la rose, des milliers de crocs pousseraient ?

Qui aurait pensé qu'un jour, l’œil, contre les cils, se battrait ?

De quoi parlons nous, Ô ma perle,

Mon épis,

Mes crayons,

Mes rêves,

Ô feuillets de ma poésie ?

D'où t'es venue la cruauté, Ô Beyrouth, alors que tu étais si tendrement libre ? Je ne

comprends pas comment l'oiseau qui suivait les saisons s'est changé en fauve monstrueux

tapi dans l'obscurité.

Je ne comprendrais jamais, Ô Beyrouth.

(...)

Lève-toi, par dessous la vague bleutée, Ô Ishtar,

Lève-toi, poème de roses,

Ou lève toi, poème de feu.

Avant toi, il n'y a rien. Après toi, il n'y a rien. Et rien ne t'est comparable.

Tu es le réceptacle des existences, Ô champ de perles, Ô port de la passion, Ô paon surgi

des eaux. Lève toi, pour l'amour, pour les poètes !

Lève-toi, pour le pain, et pour les pauvres !

L'amour te désire, Ô meilleure des reines...

(...)

Te voici, payant le tribut de ta bonté, comme toutes celles qui sont bonnes.

Te voici, payant le prix de chacun de tes mots.

Lève-toi de ton sommeil, Ô Sultane, Ô Lumineuse, Ô chandelle allumée dans le

cœur, Lève-toi ! Pour que le monde demeure, Ô Beyrouth,

Pour que nous demeurions... Et que l'amour demeure.

Lève-toi,

Ô meilleure des perles guidée par la mer.

A présent, nous savons ce que cela veut dire,

Que de tuer un oiseau à l'aube.

Que de répandre dans les cieux estivaux une bouteille d'encre noire.

(...)


Ô Dame du monde, Ô Beyrouth,

Où demeure la première des promesses

Et le premier amour,

Où nous avons écrit des poèmes,

Dissimulés dans des sacs de velours.

A présent, nous reconnaissons, Ô Beyrouth,

Que nous t'aimions comme le bédouin de passage.

Que nous pratiquions l'amour tout à fait

Comme le bédouin de passage.

A présent, nous savons que tu étais notre amie,

Et que nous tournions dans ton lit

Aussi longtemps que durait la nuit,

Et que quand pointait l'aube, nous partions comme le bédouin de passage.

Nous savons à présent, que nous étions illettrés, et que nous ignorions ce que nous

faisions. Nous savons que nous faisons partie des assassins. Que nous avons vu

tomber ta tête sous les rochers de Rawshé, comme plongent les oiseaux.

Nous savons à présent qu'à l'heure où la sentence était exécutée, nous étions simples

témoins de la chute.

(...)

Ô Dame du monde, après toi, le monde ne pourra plus nous suffire.

Nous savons à présent,

Que tes racines creusent en nous.

A présent, nous savons

Ce qu'ont commis nos mains.

Dieu cherche le Liban dans chaque recoin du paradis,

Et la mer le cherche dans ses recueils bleutés.

Et la lune verdoyante

Donne moi ta main, Ô joyau de la nuit, Ô lys des nations.

(...)

Ô Dame du monde, Ô Beyrouth,

Lève-toi, de dessous les débris,

Comme une fleur d'amandier en avril,

Lève toi de ta tristesse :

Certes, la révolution naît de la matrice des tristes.

Lève-toi, magnifiquement généreuse pour les forêts,

Et les fleuves,

Et les océans.

Lève-toi, bienfait pour les humains.

Certes, nous nous sommes trompés, Ô Beyrouth, et nous revenons implorer ton

pardon. Je n'ai pas cessé de t'aimer, Ô Beyrouth la folle, Ô fleuve de sang et de

joyaux. Je n'ai pas cessé de t'aimer, Ô Beyrouth au cœur tendre,

Ô Beyrouth la chaotique.

Ô Beyrouth à la faim aveugle

Qui ignore la satiété.

Je n'ai pas cessé de t'aimer, Ô Beyrouth la justice, Ô Beyrouth l'injustice, le chemin et la

meurtrière, la poétesse. Je n'ai pas cessé de t'aimer, Ô Beyrouth la passion, l'égorgeuse, qui

tranche toutes les artères.

Je n'ai pas cessé de t'aimer, malgré les stupidités des humains.

Ô Beyrouth, je n'ai pas cessé de t'aimer,

A présent, pourquoi ne pas recommencer?».

Quelques éclaircissements rapides :

-Les rochers de Rawsha/Rawshé sont juste devant le port de Beyrouth, et les oiseaux

passent dans les arches qu'ils forment, comme s'ils plongeaient dans la mer. Google it.

-Lorsque Qabbani demande «qui aurait pensé que l’œil combattrait les cils», je le

comprends comme une illustration de l'absurdité de la guerre civile.

-Ishtar qui est ici mentionnée était la déesse principale des Akkadiens (Inanna chez les Sumériens, dont il semble que les Akkadiens aient tiré une part importante de leur culture), probablement à l'origine d'autres déesses comme Aphrodite par exemple. Qabbani était un fin connaisseur des civilisations antiques, notamment de Sumer et d'Akkad, dont le territoire

incluait ou jouxtait le Liban selon les époques. Le Liban est d'ailleurs mentionné dans l'Epopée de Gilgamesh. Qabbani semble faire appel au passé pour rappeler que le Liban ne commence ni ne finit à la guerre civile, ou au mandat français, ou au règne des Ottomans, ou aux invasions arabes, ou même aux phéniciens (toutes étapes de son histoire qui ont joué des

rôles centraux dans la construction et l'opposition des identités avant et pendant la guerre civile).

-L'histoire du «bédouin de passage» est une référence à la poésie arabe qui précède

l’avènement de l'Islam, aujourd'hui encore considérée comme la poésie la plus savante et la mieux maîtrisée de l'histoire poétique arabe. A cette époque, la société est majoritairement

tribale, et les tribus divisées en sous-groupes (clans, familles...) majoritairement nomades.

Les nomades arabes sont nommés «bédouins». Ils passent, aujourd'hui encore, pour les plus grands maîtres de la langue arabe. Il y a aujourd'hui débat quant à savoir s'ils maîtrisaient l'écriture et la lecture, mais il semble en tous cas que cela n'ait pas concerné la majorité de poètes, d'où le «illettrés».

Mais alors cette histoire de «pratiquer l'amour» comme le «bédouin de passage» ? C'est un peu complexe. Grosso modo, le modèle dominant de la poésie arabe, intitulé «qasida», est un modèle stylistique très cadré. Le poème commençait par une complainte sur le campement que l'on quitte, suivi de vers évoquant l'envie de rejoindre le ou la bien aimé.e. L'amour, dans ce cadre stylistique, fait partie du cahier des charges. Qabbani, et d'autres avant et après lui, ont remis ce modèle en cause, car à leurs yeux la rigidité du cadre nuisait à la spontanéité de l'expression et des sentiments. Autrement dit, l'amour étant un critère de style, il en devenait automatique, presque banal.

C'est ce que dit Qabbani dans le poème : "nous t'aimions sans y prendre garde, par habitude, sans mesurer la profondeur de notre amour".

Je conclue par un petit truc politique parce que tout de même nous sommes à Sciences po.

Là, on est sur une poésie qui date probablement du début des années 1990, donc relativement récente. Cette poésie fait des références à des concepts poétiques développés dans la même langue il y a plus de 1000 ans. Concrètement, dans le cas de ce poème, c'est beau (du moins je trouve).

Mais plus généralement, ça veut dire qu'on est en face d'une poésie qui se discute

elle même, en vers et en prose, dans la même langue depuis des siècles, qui code ses vers et sa prose pour faire écho à des concepts ou à des vers et des proses d'un autre temps, mais portés par cette mémoire et cette langue.

Allô.

C'est ouf.

Et je passe à côté, sans doute d'énormément de trucs parce que je suis pas arabophone mais arabisant.

Ce que j'essaye de dire, c'est la chose suivante : réduire une culture, la rabaisser, tenter de montrer qu'elle est intrinsèquement [insérer qualificatif ridiculement normatif ici], c'est

toujours stupide.

Merci d'avoir lu jusqu'ici, j'espère que ça vous a plu.

من قلبي سلم لبیروت


Clément Teffri-Chambelland


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