Quand je pense à mes grands-parents, je me rappelle ces moments passés à table le samedi midi, lorsque je suppliais ma grand-mère de me raconter son quotidien au Maroc quand elle était une jeune fille. Venant d’une famille plutôt riche, ma grand-mère me vantait les mérites de la vie marocaine dans les années 50 et célébrait l’ambiance chaleureuse et mouvementée qui régnait à Meknès, où elle vivait. Mais elle ne m’a jamais raconté les tabous de la société marocaine et les sujets qu’il ne fallait surtout pas aborder en famille. Pourtant, lorsque j’observe ses réactions et surtout celles de mon grand-père dès que je parle de féminisme, je remarque que ces tabous existent encore et que le chemin pour s’en séparer est encore long.
Le mot « hshouma » (ou « lheshma ») signifie la « honte » en dialecte marocain. C’est aussi le nom donné à la bande dessinée de Zainab Fasiki, dans laquelle elle met en image les tabous concernant la sexualité au Maroc. Elle y explique qu’au Maroc, les corps des femmes et les relations sexuelles sont normés par les lois de l’Etat, la culture marocaine, les traditions familiales et la société. Elle montre comment certains marocains prétendent que cette contrainte liée au désir et au plaisir est nécessaire pour « une société saine ». Elle déconstruit alors cette idée afin d’exposer le fait qu’une société où le plaisir est tabou entraîne de nombreux problèmes, parmi lesquels on trouve le viol et le harcèlement. En effet, si un homme gifle sa femme dans l’espace public, cela ne va pas offusquer les gens, mais si un couple s’embrasse, cela sera perçu comme choquant, « hshouma » (honteux).
Si elle n’a pas rédigé cette BD en darija (dialecte des Marocains arabophones), c’est parce que peu de termes existent pour décrire les organes génitaux avec objectivité ou la sexualité avec respect, alors que ce vocabulaire existe en arabe ou en français. Elle précise également dans sa BD : « Si je prends la plume, ce n'est pas pour le plaisir de critiquer ma société, mais parce que je veux qu'elle soit meilleure, qu'elle soit fondée sur la paix, laissant vivre chacun comme il l'entend, et bien sûr, parce que j'aime le Maroc et les Marocains. »
Zainab Fasiki est une dessinatrice, illustratrice, ingénieure mécanique et autrice de bande dessinée. Elle est née en 1994 à Fès, diplômée de l’École Nationale Supérieure d’Electricité et Mécanique de Casablanca (ENSEM) et a intégré un collectif de bande dessinée marocaine il y a quelques années. En 2017, elle publie sa première bande dessinée féministe : Omor (Des choses). Elle y dessine les difficultés de la vie d’une femme au Maroc et dénonce les inégalités femmes-hommes. Dans une autre BD plus récente, Feyrouz versus the world, elle raconte l'histoire d'une jeune fille qui rêve de faire le tour du monde et doit pour cela affronter sa famille conservatrice. Par ailleurs, elle tient également des ateliers de formation dans des disciplines artistiques en lien avec les questions de genre pour inciter les femmes à suivre leurs rêves et embrasser une carrière artistique. En effet, de nombreuses femmes marocaines abandonnent le chant, la danse ou le dessin à cause de la pression familiale. Cette pression empêche non seulement les femmes de poursuivre une carrière choisie, mais elle les contrôle au nom de l’honneur et de la réputation de la famille.
À travers son dessin, Zainab Fasiki se protège d’une société sexiste, elle dénonce et elle enseigne. Ses BD sont à la fois des projets artistiques, éducatifs et politiques et c’est ce qui fait leur richesse. Elle y célèbre également la beauté des femmes, en se détachant des injonctions sociales liées au corps des femmes. Zainab Fasiki est une artiste qui ose, qui brise les tabous, qui dévoile les non-dits et qui refuse de se conformer au rôle que la société lui a « accordé ». Dans une interview, elle explique désirer que ce ne soit plus hshouma de « chanter, danser, faire l’amour, être homosexuel et s’embrasser dans la rue ou sur la télé ». Et que ce soit au Maroc, en France, ou dans le reste du monde, c’est exactement ce que l’on souhaite. C’est pourquoi, au prochain repas de famille, je n’hésiterai pas à offrir ses BD à mes grands-parents…
Par Juliana Bitton
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