Note de la rédaction du Bureau de Controverses :
La rubrique “droit de réponse” permet aux rédacteurs et aux rédactrices de répondre à un article ayant été publié dans le numéro précédent de Controverses. Ce droit de réponse permet donc d’expliquer ce qui a plu ou déplu. Ce mois-ci, Clément Teffri-Chambelland a décidé de répondre à l’article de David Gade : “Quand la haine de la France dépasse la solidarité des pays musulmans”. Pour plus de clarté, nous vous invitons à lire dans un premier temps l’article en question (disponible sur notre site internet dans la rubrique “Violence”) avant de lire ce droit de réponse. Bonne lecture.
Cher David,
Je voudrais répondre à ton article du mois passé sur la haine des pays musulmans envers la France et le devoir de solidarité entre musulmans qui n'est pas respecté vis-à-vis des Ouïghours. J'ai peu d'espoir de te convaincre, mais je n'en désespère pas. Pardon d'avance si mes mots sont durs, ce n'est pas toi qu'ils visent.
Tu commences par citer un propos attribué à Muhammad par la tradition musulmane orthodoxe. Ce propos, rapporté par Mouslim Ibn Al Hajjâj, mort en 875 de notre ère, dans sa compilation nommée « Sahîh Muslim », commande aux musulmans de faire preuve de solidarité avec leurs coreligionnaires. Tu nous dis « les [faits et gestes] du prophète fondent donc en partie le dogme de l'islam, que tout bon musulman se doit de respecter de fait ». Les faits et gestes du prophète ne sont pas considérés par tous les musulmans comme faisant partie du dogme de l'islam, ils sont même récusés par certains, et c'est un choix spirituel dont personne n'a à juger de s'il est «bon». Tu embrayes : «néanmoins, force est de constater que de nombreux pays musulmans font primer leur haine de la France devant la fraternité qu'ils doivent à tous leurs frères, et particulièrement leurs frères Ouïghours, persécutés en Chine». Et c'est là, je crois, une lecture de la situation qui relève de la réaction épidermique et qui n'est que très peu politique. C'est ce qui, je pense, fait défaut à ton analyse. L'action d'un pays sur le plan international ne relève pas des convictions religieuses de son gouvernement, du moins pas uniquement. Il y a bien d'autres facteurs qui sont à l’œuvre, des facteurs proprement politiques. Il y a des questions de ressources, d'alliances, de rapports de force militaires et géopolitiques, d'interdépendances économiques, de connivences et de dissensions stratégiques ou personnelles,parfois, qu'elles soient ou non rendues publiques. La religion d'un Etat ne peut pas être seule à commander les actes d'un gouvernement. Sinon aucun pays chrétien, ni Israël, n'auraient d'armée, puisque le cinquième commandement du décalogue est on ne peut plus clair : «לא תרצח», «Tu ne commettras pas de meurtre». Tu nous parles du soutien de dix-sept pays musulmans à la politique menée par la Chine à l'encontre des Ouïghours, et tu as tout à fait raison d'être scandalisé par ce soutien, je le suis aussi. Puis, tu dis «[ces pays] étaient-ils peut-être plus occupés à condamner la seule démocratie du Moyen-Orient [?]». Le système démocratique israélien a tout de même de larges failles, notamment le fait que tous les votes pour des partis dont les résultats sont inférieurs à 3.25% ne sont pas comptabilisés lors des élections à la Knesset, et qu'Israël bafoue allègrement le droit international, notamment humanitaire.
Mais, pour reprendre ta logique, peut-on critiquer ces travers sur une seule base religieuse ? Ce serait il me semble tout à fait incomplet. Il faut analyser la problématique politiquement.
A titre personnel, je ne pense pas que le soutien des pays musulmans à la politique de la Chine vis-à-vis des Ouïghours soit conditionné d'une façon ou d'une autre par leurs positions respectives vis-à-vis d'Israël. On peut critiquer le soutien qu'ils accordent à l'une et la façon qu'ils ont de traiter l'autre, mais cela devient alors une discussion politique, et il n'est plus possible de s'en tenir à une vue générale. Il faut resserrer la focale et se demander, pays par pays, ce qui conditionne telle et telle action dans tel ou tel contexte spécifique.
Tu poursuis «mais [les populations] ont elles aussi eu l'occasion de témoigner de leur haine de la France - et de la liberté ?- lors de multiples manifestations...».Les populations que tu vises exprimaient-elles véritablement leur haine de la France et de la liberté ? Ou n'est ce pas là, encore et toujours, une analyse qui se base sur l'émotion, quelque peu simplificatrice ? «On voit que la plupart des pays d'Afrique et du Moyen-Orient choisissent leurs persécutés», nous dis-tu. Heureusement qu'il ne fallait pas essentialiser. «La plupart des pays de [insérer région X ou Y ici]» c'est au même niveau que «de tout temps», il s'agirait d'arrêter, ou de donner des exemples précis. L'Afrique compte cinquante-quatre pays, et tu n'en as cité qu'un : le Nigeria. Mais la phrase continue ! «[Ces pays] choisissent leurs persécutés, de la même manière que les islamo-gauchistes d'ailleurs - sans doute dans un même combat». Je crois qu'il serait intéressant pour le débat de clarifier les termes et les expressions employés ici, parce que malgré le fait que tu introduises cette phrase par «on voit aussi», ce «on» ne m'inclue nullement. Moi, je ne sais pas ce que tu veux dire par cette phrase. Qu'un Etat choisisse qui il persécute me paraît relativement peu novateur, et sans lien quelconque avec l'islamo-gauchisme. Les Juifs ont été persécutés par de nombreux rois de peuples différents des milliers d'années avant que l'islam n'existe. Bientôt aura d'ailleurs lieu la Fête des Lumières, qui commémore la fin de l'une de ces nombreuses persécutions (spécifiquement le retour au Temple après qu'il ait été interdit d'accès aux Juifs par le Séléucide Antiochus IV). Les Chrétiens étaient persécutés sous le régime romain, et l'islam n'était toujours pas né, pour ne rien dire de la gauche. Je ne vois donc pas le lien entre les deux, mais je serais ravi de le comprendre.
J'en profite pour signaler que l'expression islamo-gauchisme, à la base utilisée en théorie politique, a, depuis son invention, largement changé de sens pour finir par désigner des personnalités aussi diverses que Jean-Luc Mélenchon et Assa Traoré, Edwy Plenel et Rokhaya Diallo. Ah et plus récemment, les universitaires français, bien entendu. «Combien s'indignent pour les Kurdes ? Combien s'indignent pour les Rohingyas et les Yéménites ? Aucun. Combien s'indignent pour les chrétiens, massacrés en Orient ? Quoique, n'espérons rien, ils ne sont pas musulmans.» Est ce qu'on parle toujours des pays ? Auquel cas il me semble assez malvenu de venir faire la leçon à d'autres lorsque l'on est en France, pays des droits de l'Homme, de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, qui vend des armes à l'Arabie Saoudite pour sa guerre au Yémen, ne fait strictement rien pour protéger les Kurdes notamment dans la région du Rojava, et laisse ses youtubeurs s'occuper des Rohingyas. Encore et toujours, ce n'est pas parce que l'on dit agir au nom de tel ou tel principe que tel est réellement le cas. «Sans doute sont ils occupés à exprimer leur haine de l'état hébreu sous couvert de ''fraternité'' pour le peuple Palestinien, premier sur le podium des persécutés. Quel hasard....!». De quel hasard parle-t-on ? Du hasard qui place la Palestine au sommet de ce fameux «podium des persécutés», image par ailleurs nauséabonde ? Ce n'est pas un hasard, cela s'appelle de la politique.
«[Les nombreux soutiens de la Palestine cachent tous, ou presque, haine et antisémitisme derrière leurs masques». L'Organisation des Nations Unies, bien connue pour sa haine et son antisémitisme, soumet donc chaque année au vote la résolution «Règlement pacifique de la question de Palestine», approuvée chaque année par plus de 160 pays, lesquels sont donc tous bien évidemment haineux et antisémites, et refusée par les Etats-Unis.
Je tiens juste à rappeler qu'en 2011, une étude a été menée par the Anti-Deffamation League qui montre que depuis la récession économique, le sentiment antisémite aux Etats-Unis a connu un important reflux. 19% des personnes interrogées dans le cadre de cette étude considèrent comme «probablement vraie» l'affirmation selon laquelle les Juifs auraient beaucoup voire trop d'influence à Wall Street.«La fraternité pour le peuple ouïghour manque donc malheureusement à l'appel pour l'ensemble des pays musulmans qui hiérarchisent bien les souffrances et choisissent vraisemblablement leurs persécutés». La fraternité pour le peuple ouïghour manque absolument partout, et un pays dont la devise comprend littéralement le mot fraternité n'a toujours pas vu son président prendre position clairement et publiquement sur la question. Peut-être qu'en fait ce qu'on devrait comprendre ici, c'est que les valeurs dont on se réclame n'ont pas forcément besoin d'être respectées, et qu'on peut très bien dire que l'on agit au nom de la fraternité universelle, tout en laissant une minorité religieuse se faire massacrer en toute impunité, comme le fait actuellement la France. Que l'on peut très bien dire agir au nom de la fraternité musulmane et bombarder en quasi-continu des civils musulmans, comme l'Arabie Saoudite au Yémen. Que l'on peut très bien dire agir au nom de la démocratie, et, comme les Etats-Unis en Irak, précipiter un état dans une instabilité telle que, dix-sept ans plus tard, il ne s'en soit pas remis. Tout n'est pas dirigé par les valeurs, tout n'est pas dirigé par les principes, et encore moins en politique internationale. C'est le concept de realpolitik : les calculs idéologiques comptent moins que les rapports de force. Je suis d'accord pour le regretter, mais je ne suis pas d'accord pour qu'on fasse semblant que ça ne concerne que les pays musulmans : cela concerne tous les pays du monde.
« Et Erdogan enfin, de se faire le leader de cette haine [de la France], nouveau credo de la guerre de civilisation qu’il entend mener contre l’Occident chrétien. Il échange littéralement les rôles et fait des musulmans occidentaux les victimes d’une terrible persécution : celle de la laïcité. Le tout, après avoir chassé les chrétiens de son pays, converti la Basilique Sainte-Sophie, persécuté les Kurdes et ramené l’Islam radical et conquérant sur le futur trône du nouvel Empire Ottoman. Mustafa Kemal s’en retournerait dans sa tombe ... ». Il me semble que tu mélanges beaucoup de choses. Si il y a un sentiment de rejet de la France dans les pays musulmans, je ne pense pas qu'il soit basé sur une haine de la liberté ou de la France elle-même, mais se construit plutôt sur la tendance de notre pays à soutenir des dictateurs, à s'accaparer les richesses de pays moins économiquement avancés, et à se présenter dans le même temps comme le garant des droits de l'Homme et de l'autodétermination des peuples.
Je suis d'accord pour dire que ça pique, mais en plein débat sur la liberté d'expression, il faut je pense souffrir que d'autres ne nous aiment pas ou soient en désaccord avec nous. Ou bien décider que la liberté de se sentir offensé existe bel et bien et limite la liberté d'expression. Mais on ne peut pas avoir les deux en même temps. Si donc ce sentiment de haine de la France existait en ces termes, je ne suis pas du tout convaincu qu'Erdogan parviendrait à le canaliser, ni d'ailleurs qu'aucun gouvernement des pays concernés n'envisage positivement la chose ou la laisse advenir. Je ne pense pas non plus que les musulmans occidentaux forment un groupe homogène que le président turc pourrait contrôler, ni d'ailleurs que les rôles en seraient alors inversés, puisqu'il ne me semble pas que la laïcité soit persécutée par les musulmans occidentaux. Ce n'est pas non plus l'avis de Jean Baubérot dans La laïcité falsifiée aux éditions La Découverte. Jean Baubérot est le fondateur de la sociologie de la laïcité, et le président de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, où il est professeur émérite.
Je te rejoins sur les critiques que tu formules vis à vis d'Erdogan et de sa politique, mais je me dois de dire que l'islam qu'il défend n'est pas plus radical que celui défendu par l'Arabie Saoudite, notre alliée qui se permet de faire découper en morceaux des opposants politiques dans d'autres pays.
En somme, cher David, je trouve, et je suis sûr que tu me le pardonneras, que ton point de vue est superficiel et relève davantage de la réaction que de l'analyse. Il me semble que tu te contentes de proposer un survol idéologique peu pertinent d'une situation complexe, devant laquelle nous devrions nous présenter avec humilité. Plus que tout, nous devrions respecter ce principe de la Mishna : «אל תסתכל בקנקן אלא במה שיש בו», «Ne regarde pas la jarre, sauf si c'est pour voir ce qu'il y a dedans». Il y a les choses, et les choses telles qu'elles paraissent. Pour s'approcher du discernement, il faut regarder dans les choses, et ne pas s'arrêter devant.
Clément Teffri-Chambelland
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